Le 19 juin 1940, le chalutier, La Tanche, arrive à Lorient à 6 heures du matin avec sa cargaison de poissons. Il appartient à Merienne Frères de Fécamp. Sur ordre du préfet maritime, comme tous les bateaux du port de pêche, il doit appareiller d'urgence pour se rendre dans un port du sud de la Loire. Il quitte le port de Keroman vers 14 h 30, avec à son bord 150 à 200 personnes selon les sources, en majorité des réfugiés, des militaires français, des soldats polonais, des apprentis de l'Ecole des Mécaniciens de la Marine de Lorient et quelques jeunes Morbihannais.


Vers 16 h, dans les coureaux de Groix, à 150 m de la tourelle des Truies, il heurte une mine magnétique et coule en quelques minutes ne laissant qu'une dizaine de rescapés. L'un d'eux raconte : Partie de Lorient vers 2 heures de l'après-midi, La Tanche prenait le large par la passe sud-ouest entre Gâvres et Groix quand en vue de la pointe est de l'ile une mine fut heurtée. Une violente explosion disloqua le navire. Beaucoup de passagers furent projetés en l'air, parfois à une très grande hauteur. L'explosion elle-même fit certainement beaucoup de victimes, car le nombre de corps inanimés qui flottaient à la surface de la mer paraissait grand.

 

Parmi les étudiants lorientais se trouvaient notamment Alain Le Hénaff 17 ans, le Frère Dressen, religieux belge, réfugié dans la famille Le Hénaff, les jeunes Delacre, Mathon, Le Berre, les deux frères de Brun, fils de l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, Langlo et les deux frères Jahan.
Tous ces jeunes gens avaient travaillé courageusement à charger le charbon dont le chalutier avait besoin pour appareiller et c'est exténués par cette dure besogne qu'ils prirent place à bord.
Certains d'entre eux sont parmi les rescapés : l'un des frères de Brun et ses camarades Mathon et Le Berre.
M. Proteau, blessé, a été également recueilli par une pinasse et ramené à Lorient.

 

Quelques jours plus tard,12 rescapés sont recensés dont 10 survivront à leurs blessures :
     Bogoran Laurent, inscrit maritime, naufragé d'origine martiniquaise.
     De Brun Jacques, étudiant, de Vannes, guéri.
     St….. rené, en traitement.
     Le Berre Yves, étudiant, de Lorient, en traitement.
     Malet Frédéric, inscrit maritime, en traitement.
     Cetaud Luc, élève pilote civil, guéri.
     Proteau Dener, étudiant, en traitement.
     Sérouard Jacques, étudiant, en traitement.
     Mathon Pierre, étudiant, en traitement.
     A Groix, a été soigné M. Poignon.

Les victimes sont inhumées provisoirement au cimetière de Kerentrech.

 

Pendant plusieurs mois, la mer rejette à la côte, de Quiberon à Brigneau, les corps des victimes dont l'identification s'avère difficile. C'est ainsi que début juillet, on a découvert sur la côte ouest de Gâvres, un corps portant des papiers au nom d'Alain Le Hénaff, 17 ans, fils de notre estimé compatriote, M. Le Hénaff, assureur, demeurant à Lorient, 11, rue amiral Courbet. Des vérifications ont établi qu'il ne s'agissait pas du sympathique scout lorientais. On croit se trouver en présence du corps d'un religieux, le Frère Dressen, réfugié de Belgique dans la famille de M. Le Hénaff, et qui s'était embarqué sur La Tanche. 

 

117 corps sont repêchés. Les autres sont retenus par la mer.

 

 

 

 

Une tombe à la mémoire des naufragés existe au cimetière de Beg Tal Men et une stèle commémorative a été inaugurée en 1987 au cimetière de Kerentrech à Lorient.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Nouvelliste du Morbihan publie, à partir du 3 septembre 1940, le récit  de Tony Proteau, l'un des rescapés de ce drame.

A Vannes, le mardi 18 juin, on annonce qu'au nord, l'avance allemande a dépassé Pontivy. Du côté de Nantes, on la signale comme ayant atteint déjà Savenay.
J'entends me joindre à une vingtaine de jeunes gens de Vannes (où je suis arrivé depuis deux semaines) et qui ont décidé de quitter sans délais cette ville pour Lorient. Là, selon des assurances qui leur ont été données, un bateau pourra nous transporter à La Rochelle d'abord, puis au-delà.
[…] Les évènements, notre âge, nous font une obligation d'aller au-devant du devoir militaire, d'échapper par tous moyens à l'internement, à la déportation probable dans quelque camp de travail. On doit partir dès que possible. Une camionnette nous conduira à Lorient. […]
Mes compagnons de route et moi sommes probablement d'un même milieu. Je ne connais, et encore seulement de nom, que quelques-uns d'entre eux. Il y a les fils de Jean Frélaut, le peintre graveur, Prix de Rome, Michel, se destine à la carrière d'officier de pont de la marine marchande, Olivier veut devenir officier mécanicien. Deux bons et beaux garçons, au visage ouvert, tout empreint de droiture et de résolution.
Les deux fils de l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées du Morbihan, M. de Brun. L'aîné poursuit des études agronomiques. Il est gai, expansif, animé d'un allant infatigable ; le cadet, physionomie douce et calme, prépare le bachot, je crois.
La Perelle, suit un cours de Saint-Cyr et porte gentiment le calot des élèves de "Corniche". Figure aimable et sérieuse. A la confiance qu'il manifeste en l'avenir, à sa foi qu'il explique et communique dans le succès de notre expédition, on le sent pénétré de tradition militaire. Son père est colonel au front.
Serouard, réfugié d'Avennes, fait sa philo. Il a quitté les siens depuis des semaines.
Bentaberry, étudiant ; la finesse et la vivacité de la race pyrénéenne. Son père appartient à l'administration des finances.
Clarisse, extrêmement sympathique lui aussi. De chics types, vraiment.
M. Régnier, enfin, homme souriant et distingué dont l'expérience pourra nous être d'un bon secours.
Je les sens tous pleins de générosité, prêts au dévouement total. Nous allons faire, j'en suis sûr, une équipe d'amis.
Notre commune détermination de prendre les armes, les chances que nous allons courir ensemble ; cet inconnu vers lequel nous fonçons d'un même cœur, établissent entre nous des liens d'une cordialité qui ne peut être trompeuse.
"Et toi, Proteau, qu'est-ce que tu fais ?
- de l'harmonie – tu composes ? – je tâche"
On ne se séparera pas quoi qu'il arrive !

 

On file bon train. Des autos encombrées de bagages, drôlement ficelés, nous croisent, à côté de files de piétons accablés qui refluent vers Vannes. […]
Après Hennebont, au-dessus de Lorient, une immense colonne de fumée, d'une densité et d'un débit effrayants, monte dans le ciel ; les dépôts de mazout de la marine en train de bruler.
En ville, aux abords de l'arsenal, un gros mouvement d'ouvriers et de femmes qui se sauvent. On nous crie que l'arsenal va sauter. . . Diable ! Avec un serrement de gorge, nous traversons à toute allure cette zone dangereuse, que longent des murs interminables. Penser que d'une seconde à l'autre on peut être pulvérisés.


Mais, voici le port où des renseignements nous seront fournis au sujet de notre embarquement. Hélas, à défaut d'ordre définitifs, nous ne pourrons partir dès ce soir. Peut-être demain. Ça n'est pas sûr. Il faudra repasser.
[…]
Le lendemain, très tôt, nous nous rendons au port de pêche, dans l'espoir de trouver sans plus attendre une occasion de départ. Le temps presse et notre inquiétude grandit.
Justement, à bord d'un chalutier de Fécamp, "La Tanche", des marins paraissent en disposition d'appareiller.
Aussitôt, d'un coup d'œil, en connaisseurs, Michel et Olivier Frélaut ont vu les caractéristiques du bateau. Je serais bien en peine, comme eux, d'évaluer sa capacité et sa vitesse en nœuds.
Quoi qu'il en soit, "La Tanche" doit transporter des réfugiés vers le sud-ouest. Si nous aidons à "faire le charbon" nous pourrons prendre passage. 70 tonnes à charger sans délais par exemple ! On lèvera l'ancre aussitôt après. Qu'à cela ne tienne. . . nous verrons bien. . . on y va ?
[…] La besogne se poursuit avec acharnement durant des heures […].

 

Vers 14 h 30 nous prenons place à bord, heureux d'en avoir terminé. Notre première préoccupation est de choisir un coin.
Le pont de "La Tanche" se garnit de passagers. Il ne cesse d'en arriver, ils se hâtent et s'interpellent. Ce sont des familles de l'équipage, des enfants, des militaires, des jeunes gens de Lorient, des types d'étrangers, en un curieux mélange d'âges et de conditions. Jamais tous ces gens n'arriveront à se caser. Ils finiront bien par nous faire couler avec tous leurs colis. Deux cents passagers, peut-être. . .
Un officier distribue des ceintures de sauvetage, indique la façon de s'en servir et nous assure que "les vivres ne viendront pas à manquer". Il y en aura pour tout le monde. […]

 

Enfin "La Tanche" largue ses amarres et commence à ronfler. Des signaux s'échangent avec les gens du quai : "Au revoir ! Bonne chance ! Tu lui donneras le bonjour ! T'en fais pas. . . Kenavo ! Rien désormais ne peut nous retenir. . . A Dieu vat !"

 

Notre escouade s'est groupée le plus confortablement possible, à l'arrière, à tribord. Nous y serons bien. La Pérelle est avec moi, Bentaberry, sur le bastingage commence tout de suite à rédiger notre journal. Michel et Olivier Frélaut, tout à leur vocation, sont déjà descendus du côté des machines. Ils veulent voir, rendre service au besoin. Jacques de Brun circule, infatigable. Son frère Guy se repose sous une des chaloupes.
Des passagers ont déjà déballé des provisions et mangent de bel appétit. Ghislain La Pérelle et moi pensons à en faire autant. On est encore presque à jeun. Il va falloir réparer un peu nos forces. Une planche sur un tonneau nous fera une table très convenable pour faire honneur à notre boite de pâté, du fromage et surtout la bouteille de cidre.
Attendons pourtant, avant de commencer, d'être un peu plus loin.

 

Depuis un moment, "La Tanche" a dépassé la citadelle de Port-Louis. Maintenant elle roule agréablement, laisse le "Cochon", je crois, puis la "Petite Jument" et la "Grande Jument", si j'ai bien retenu ces appellations que j'entends pour la première fois.
A notre droite, loin encore, -combien de milles ? pour parler en marin, - la côte de Groix. A gauche, plus près la pointe de Gâvres et ses brisants. Ce sont les "Coureaux".
Temps splendide, éventé par une brise plutôt chaude, mais qui rafraichit quand même.

 

Trois heures. Pour me laver les mains et être plus à l'aise, j'ai retiré ma ceinture de sauvetage et ma veste. Je vais m'assoir, je cherche mon couteau, mais tout à coup : plus rien ! Tout a disparu, comme par enchantement. Je suis en plein ciel, emporté, pompé dans un effroyable "chuintement" ressenti dans ma poitrine, par tout le corps, plutôt que par l'oreille. Je n'ai pas été projeté, mais aspiré, sans mal, telle une poussière, probablement par l'immense déplacement d'air qui s'est produit à l'avant. Je file en flèche.
En contre-bas, le pont du bateau fuit, se fait petit au point que je l'embrasse d'un coup d'œil, comme tout au fond d'une cage d'ascenseur. Quelle hauteur ? . . . Bien au-dessus de la mâture. Cette montée vertigineuse et légère tient du rêve. Quand m'arrêterai-je ? Qu'est-ce qui se passe ? Ah ! Pour le coup, c'est bien la guerre. Et j'éprouve de ce qui m'arrive, un inexprimable dégoût. Tout s'enregistre à une vitesse si prodigieuse que je n'ai pas le temps de penser que, dans la panique, ces impressions précipitées pourraient bien être les dernières. . .

 

Le pont du chalutier a sauté. Une trombe en jaillit, mêlée de débris informes. "La Tanche" s'incline, telle une périssoire, et pique de l'avant, la quille cabrée. Semblable à une gigantesque vague, la gerbe d'eau me rejoint, m'enveloppe, me retourne. Je sens que je retombe horizontalement, sur le dos. Ma chute a été amortie. J'ai dû amerrir sans choc. Je dois même être à quelque profondeur, si j'en juge par les ténèbres à travers lesquels je roule.
D'instinct, je me laisse aller et retiens tout mon souffle. Il faut attendre ! Puis l'eau devient moins sombre, ses reflets glauques plus transparents. Je remonte en surface, la tête en bas. Mes pieds heurtent un obstacle mou, quelque gros paquet de cordages ou de chaluts.
D'une détente de jarret, je plonge d'avantage pour ressortir plus loin. Tiendrai-je le coup ? Aucun doute ! Bientôt j'émerge. En même temps qu'une large bouffée d'air, j'aspire une masse d'eau qui me suffoque te me parait épaisse, presque solide. . .
"La Tanche n'est plus là ! . . .
Où est la côte ?

 

Je réalise le désastre. Ai-je crié ? Sans doute. Pauvres choses infimes et perdues que ces malheureux qui hurlent, tournoient et se débattent dans les remous, sans secours possible, au milieu d'épaves qui rebondissent. Je ne reconnais personne.
A grande distance, au ras de l'étendue, cette mince ligne terrestre qui, là-bas, s'abaisse, remonte, s'engloutit pour reparaitre l'espace d'une seconde, semble inaccessible. Pourrai-je y atteindre jamais ? La houle m'offre des alternatives d'espoir et de détresse.
Des pièces de bois jaillissent du fond, se dressent droites hors de l'eau et retombent pesamment au milieu des nageurs. A cent brasses peut-être, un madrier flotte. De toute ma volonté, à force de crawl, je tire vers l'épave et parviens, à bout d'effort, à m'y agripper du bras gauche. Des naufragés que j'avais vus tirer dans la même direction ont dû abandonner. Je ne les vois plus.
Alors, par un réflexe infiniment douloureux, une sorte de rire nerveux, qui est plutôt comme un sanglot de grâce, me secoue à n'en plus finir. A proximité, j'aperçois une forte planche que j'arrive à saisir du bras droit. Soutenu des deux côtés, bien qu'en un très mauvais équilibre, qui me fait souvent piquer du nez, je puis enfin me détendre.
A une encablure, un homme essaye de s'accrocher à une barrique. Elle roule sous chacun de ses efforts.je suis avec terreur ses tentatives épuisantes. Finalement, la barrique continue à danser seule. . . plus près, un gros chien, soulevé par les lames, cherche sa direction. Je le perds de vue.
Ah ! Pauvres parents, si vous saviez ! Cette catastrophe inouïe ! Si je m'en sors, quel incroyable récit je pourrai vous faire.
Assez loin, cent mètres environ, trois naufragés se soutiennent à chaque bout d'un demi-muid. Ils doivent avoir leur ceinture. Je crois distinguer mon camarade La Pérelle.
- Oh ! Oh ! La Pérelle ! Oh ! Oh ! ici Proteau. . . Oh ! Oh !
Ils m'ont entendu, leurs mains s'agitent.
- T'as pas vu les Frélaut ?
On me répond : - Gueule pas, tu vas t'essouffler.
La voix porte bien.
Je pousse alors tant bien que mal vers la terre. J'en suis probablement encore à beaucoup plus de deux heures. Si je saigne de la figure, la liberté de mes mouvements reste entière et mes mains sont indemnes. Rien de grave, des écorchures. Mes reins sont cependant comme cambrés par une crampe dont la douleur monte. Va-t-elle me paralyser ?
Si je pouvais seulement ne pas toujours rester sur le ventre, et surtout vomir cette eau amère que je ne cesse d'avaler et que me gonfle à en crever. Malgré tout, je me trouve heureux infiniment. Par à-coups, je sens même en moi des ressources insoupçonnées, inépuisables. Jamais je n'ai éprouvé une sensation comparable de vigueur farouche, allègre, intensément sportive.
Que le ciel me garde ! Merci pour la protection qu'il continuera à m'apporter ! . . .

 

Qu'a-t-il pu se produire au moment où nous avons été surpris ? Une attaque ? Une torpille ? Impossible. Une bombe d'avion ? Nous aurions entendu l'appareil. Peut-être une explosion venue du bord ? Nous avons plutôt sauté sur une mine. . .
J'ai mal dans le dos et à la jambe droite. Etre sur le sable ! Me reposer ! Quand ?
La côte ne se rapproche pas. Le courant doit être contraire. Il faut lutter encore. . . Le charbon, notre arrivée sur le pont, nos préparatifs de repas. Que c'est loin tout cela !
Depuis combien de temps dure cette déroute folle d'images et de pensées ? J'en ai perdu la notion. Mon esprit continue à se débattre dans une tourmente sans nom, d'espoir, de tristesse jusqu'à la mort, de confiance ardente, de découragement, d'aspirations tenaces, de regrets et de vœux. . .

 

Mon Dieu m'a entendu !
A l'horizon, une pinasse à moteur semble se diriger de notre côté. Elle va vite. D'où a-t-elle surgi ? Autant que ma position le permet, je sors un bras. Peut-on m'apercevoir ? Non !
L'embarcation oblique à droite. J'appelle de toutes mes forces. Elle se rapproche. Terrible anxiété ! Elle s'écarte encore, puis revient de nouveau. je continue mes brefs signaux de détresse et nage vers sa route.
La pinasse s'immobilise. Une baleinière est à l'eau. D'autres naufragés ont été vus certainement.
"O ! Oh ! par ici, O ! Oh !"
Et, peu après, sans que je l'ai vu arriver, un canot fonce de haut sur moi, par le travers, à me toucher. Il m'évite de peu. . .
Alors, mes forces me trahissent. La certitude de salut anéantit soudain ce qui me reste de courage. L'énergie du désespoir n'est pas un vain mot, car mes nerfs détendus ne me permettent plus un mouvement. Etreindre mon épave, voilà ma seule volonté.
"- Laisse-toi aller ! bon sang ! lâche tout !"
Une vague me soulève ; une poigne irrésistible me saisit par le dos et me jette dans le fond de la barque.

 

Exténué, haletant, je reste le ventre en l'air, les yeux fermés ; j'entends des ordres brefs, un accent rude, des appels, des encouragements, des cris, tout un brouhaha d'efforts violents. Je ne suis plus seul !
Quels hommes sublimes, ces sauveteurs ! Combien en ont-ils repêché ? Ils viennent de me rendre au monde. Je ne compte déjà plus pour eux !
L'exaspération de leur lutte ne retient pas pourtant l'émotion qui étrangle leurs paroles. Ils disent : "Ah ! les pauvres gosses. . . A çui-là ! Ah ! Malheur ! Vas-y ! Par ici. . . En arrière. . ."
Si je pouvais leur crier ma reconnaissance éperdue, ils me feraient taire brutalement, j'en suis certain.
Un homme à moitié chauve retombe auprès de moi. Il me gêne. J'essaye de me dégager :
- Pousse-toi un peu.
Pas de réponse, mais un regard effrayé que je n'oublierai pas. Puis il glisse et s'affaisse, la figure contre ma poitrine. Qu'il dorme en paix !
D'autres rescapés encore. Pour faire place, ne pas contrarier la manœuvre, -car les sauveteurs sans le savoir me heurtent, ce dont je voudrais plutôt les remercier – je me traine sur le dos, vers le bout de la barque. Chaque poussée m'arrache une plainte.
Une voix, à mon côté, gémit sans arrêt : "mes jambes ! Oh ! mes jambes. . ."
C'est un jeune, comme moi, Pierre Mathon, de Lorient. Je voudrais le réconforter, mais les secousses du bateau me répondent si cruellement dans les reins. L'idée me vient qu'ils sont cassés ; elle se précise, se change en terrible certitude. Pourtant . . . je ne pourrais pas remuer ainsi les genoux, ni les pieds . . . Alors ?
Et la plainte de mon voisin reprend : "Mes jambes . . . Oh ! là ! mes jambes . . ."

 

Notre barque regagne la pinasse où le transbordement n'ira pas sans douleur. Et me voilà roulé dans une couverture trempée. Désormais, je ne m'appartiens plus. Aux autres de décider pour moi. Ma tâche est terminée. Le froid m'envahit. Je n'ai plus qu'à subir ce tremblement et ces renvois incoercibles qui me secouent et me feraient croire à une crise de nerfs, si je n'avais toute ma lucidité.

 

La machine a cessé de battre. On accoste. On m'emporte plié en deux par les coins de la couverture, qui, de temps à autre, racle le sol.
Etendu sur une table d'auberge, je vois d'abord, penchée au-dessus de moi, une couronne de faces inquiètes, en plan américain, sous un angle insolite d'écran.
- "le nom du bateau ? d'où venait-il ? qu'est-ce qu'il y a eu ? combien vous étiez à bord ? t'es soldat ? où vous alliez".
D'une voix qui me parait saccadée, je réponds. . .
- "à quelle heure vous avez sauté ?
- Il était trois heures.
- "t'es resté plus d'une heure dans l'eau !"
Les têtes s'écartent. Un gendarme apparait. Il ne me demande pas mes papiers, il les trouve et prend des notes sans hâte sur son calepin. Contravention ? Non, tout de même !
Pour me tranquilliser, sans doute, on fait le compte exact de mon argent. OK. Ils sont tous parfaits.

 

Sur ma demande, on a coupé mes vêtements, non sans regret d'ailleurs, car l'étoffe a paru belle. Sous des couvertures, je suis nu. Mon tremblement ne cesse pas. Je claque des dents. On me présente, coup sur coup, des lampées de cognac et de rhum, dont la brûlure me calme.
Le cercle s'est élargi. Au mur sont des réclames de liqueurs et de champagne. C'est à ce moment que, sur d'autres tables, j'ai découvert, étendus, Jacques Sérouard, Pierre Mathon, qui se plaignent ; et Ghislain de la Perelle, immobile, très pâle, muet, comme replié sur sa souffrance.il a dû perdre du sang. Ses lèvres décolorées laissent entrevoir ses dents. Il respire, mais parait extrêmement faible.
Un médecin passe et nous fait une piqure . . . interminable.
Comment puis-je absorber encore tant de vin blanc et rouge ?
- Et les autres ? Où sont-ils ? Qu'est devenue l'équipe ? Michel, Olivier Frélaut ? Bentaberry ? Jacques de Brun ? et son frère Guy . . . Clarisse et M. Régnier ?
Il y aurait déjà des rescapés, parait-il, dans un autre café.
- "Alors ? je vais les retrouver !"
- "Oui . . . certainement . . . bientôt . . . tout à l'heure . . . il faut d'abord qu'on les soigne . . ."
- "Pour sûr ! les pauvres vieux !"

 

Demeurée à mes côtés, une infirmière bénévole, Mlle Gaby – elle n'est pas du pays, me dit-elle – tâche de me distraire. Elle fait le possible pour montrer de l'enjouement. Et me faire sourire avec une chanson qu'elle a composée. Dans un murmure, j'entends qu'il est question de politique et de Chamberlain, je crois.
- N'ayez pas peur, m'assure ce cœur compatissant. Ça va maintenant ; ça ne sera rien. Et puis après, vous verrez . . . on se reverra.

 

Impression plus sévère : un prêtre est entré. Il interroge le docteur, qui lui parle à l'oreille ; puis il vient aussitôt à mon chevet !
Pourquoi cette priorité ?
Suis-je donc si bas ?
Durant ses exhortations, des curieux se sont massés à la porte, sur la rue. Le docteur réclame de l'air et invite les personnes inutiles à quitter la pièce. J'approuve d'un signe, car cette commisération indiscrète me fatigue et je souffre davantage. Personne, du reste, n'obéit.

 

Des heures ont passé ainsi. Le jour est tombé.
- L'ambulance devrait déjà être là !
- Mais, faut d'abord te transporter à l'Hôpital Maritime de Lorient. La vedette va arriver.
- La vedette ? Alors ? Par mer ? Encore ? . . . Ah ! non ! . . . surtout pas ça !
- Mais, faut bien, mon gars, ici c'est Groix !
- Je suis à Groix ?
- Dame oui.
- Ah ! Je ne savais pas.

 

Je vous remercie tous, chers Groisillons, pour votre dévouement, pour ces soins que votre ardente charité, votre dure expérience des accidents de mer ont su me prodiguer.
De vous tous, hormis un prénom : Gaby, je n'ai pu retenir, hélas ! que ton nom, excellent Pierre Delahaye, et votre surnom à vous, Grand Mutilé qui, pour me redonner confiance, avez eu la touchante inspiration de me découvrir et de me faire admirer votre jambe articulée . . .
- Quand tu reviendras dans le pays, m'avez-vous dit, tu n'auras qu'à demander "le Bouif". C'est moi.
. . . Mais retournerais-je jamais à Groix ?

 

Ici s'achève mon témoignage. De notre pauvre équipe, je ne devais plus revoir Michel et Olivier Frélaut, Guy de Brun, ni Bentaberry, ni Clarisse . . . Pourtant dès notre premier contact, j'avais senti la sécurité de cœur que pouvait me promettre l'amitié confiante qui s'était tout de suite ébauchée entre nous.

Que l'image de ces charmants compagnons disparus, de leur enthousiasme foudroyé, de leurs purs et courageux regards, repose dans la piété de mon souvenir.


                                                                                                                                Tony Proteau
                                                                                                                           Vannes, août 1940