Meurtre à Quélisoy

 

 

L'affaire

Vincent Le Roy, 53 ans, né à Lorient le 17 février 1885 est ouvrier marbrier graveur. Il habite une petite maison à quelques mètres de l'eau, à Quélisoy-côte, au fond d'une crique encadrée de sapins entre Kermélo et le Kernével.
Il vit avec sa femme Marie Lucie Le Douarin, 52 ans, qu'il a épousée le 3 juin 1911 à Lorient. Le couple n'a pas d'enfant.

 

Le mardi 15 novembre 1938, vers 22 heures, Vincent Le Roy alerte ses voisins : "Venez vite ! Ma femme s'est pendue !" MM. Morvan, charpentier de marine, et Pichot l'accompagnent chez lui et trouvent la femme Le Roy pendue à l'espagnolette de la fenêtre de la chambre à coucher. Elle râle encore. Ils commencent par couper la corde. Mais elle meurt peu après.
Francis Magne, beau-frère de la victime et retraité de la gendarmerie parisienne, habitant à Keramzec est prévenu et se rend sur place. Les explications sont particulièrement orageuses avec Vincent Le Roy en état d'ébriété.

 

Les gendarmes de Plœmeur, informés du "suicide" arrivent vers minuit et le docteur Le Moal un peu après pour les constatations légales. Il remarque une grosse blessure sur la tête ainsi que des traces de coups sur le corps et refuse de délivrer le permis d'inhumer. Vers deux heures du matin, le maire de Larmor-Plage, M. Edelin, arrive accompagné du garde champêtre, M. Tiran, puis les gendarmes Larhant et Quintel de la brigade de Plœmeur.

 

 

L'enquête

Le lendemain matin, le Parquet se transporte sur les lieux où se trouve le capitaine de gendarmerie Gaillard qui a pris la direction de l'enquête.
L'autopsie pratiquée par le Dr Dorso confirme que la mort n'est pas due à la pendaison. La blessure au sommet de la tête a été provoquée par un objet contendant. Le coup a provoqué une congestion intense des méninges qui étant donné l'état général de Mme Le Roy, alcoolique comme son mari, suffit à expliquer sa mort.

 

Vincent Le Roy est amené à justifier de son emploi du temps dans la soirée de mardi.
Rentré de son travail vers 19 h, il y a une scène de ménage assez violente, sa femme lui reprochant de garder trop d'argent. "Je lui ai donné quelques coups de pied dans les côtes, mais c'est tout . . . " reconnait-il. Puis il s'en va se promener et revient vers 21 heures. Sa femme se trouve dans la cuisine. Il lui lance alors l'argent qu'il a en poche et repart. Lorsqu'il revient une demi-heure plus tard, il découvre sa femme pendue. Et au lieu de la descendre il va prévenir ses voisins.

Ces explications ne satisfont pas M. Jacobsen, le juge d'instruction. Vincent Le Roy se défend d'avoir porté des coups mortels à sa femme et d'avoir organisé une mise en scène.

Selon le voisinage, les scènes de ménage étaient fréquentes dans le couple.

 

Vers 15 h 30, M. Guiguen, le chef de la brigade de Plœmeur reçoit les aveux de Vincent Le Roy. Il explique avoir frappé sa femme avec une bouteille thermos et ajoute : "Je n'ai voulu ni tuer ma femme, ni la pendre. Pourquoi ai-je fait cela ?"

Les enquêteurs sont tentés de croire à un drame de l'alcoolisme, mais il n'en est rien. Vincent Le Roy a assommé sa femme parce qu'elle l'agaçait à lui reprocher son infidélité. Elle en était jalouse . . .

En effet, avant le meurtre, sa femme lui avait reproché de garder trop d'argent en faisant allusion à une certaine liaison ce qui l'énerva au plus haut point.
Après être sorti un moment, lorsqu'il revint, il trouva sa femme au lit et eut une explication au cours de laquelle il la bourra de coups de pied, puis lui porta un coup à la tête avec le thermos. Voyant sa femme dans un triste état, l'idée lui vint de faire croire au suicide.

 

Le juge Jacobsen le fait écrouer à la prison de Lorient après l'avoir inculpé d'homicide volontaire.

 

 

Cour d'Assises

Le 13 juin 1939, la cour d'assises du Morbihan statue sur cette affaire.
L'audience est ouverte sous la présidence de M. Poret, conseiller à la cour d'appel de Rennes, assisté de messieurs Trousselot et Blanchet, juge au tribunal civil de Vannes. M. Guihaire, substitut du procureur occupe le siège du ministère public et Me Yvon de Lorient assure la défense de Le Roy.

 

"Le Nouvelliste du Morbihan" relate l'audience en ces termes :
Le 15 novembre au début de l'après-midi, le nommé Le Roy Vincent partit en compagnie de sa femme faire une promenade . . . ils arrivèrent chez eux à 18 h 30. La dame Le Roy qui était fatiguée se coucha sans manger. Dans la soirée, cette femme qui était très jalouse fit une scène à son mari, lui reprochant d'avoir fait des signes à plusieurs femmes au cour de leur promenade. Le Roy ne répondit pas et sortit dans son jardin. Environ un quart d'heure après il revint chez lui pensant que sa femme était calmée et dormait, mais il trouva celle-ci éveillée et qui continuait à l'insulter. Cependant il se coucha près d'elle. Celle-ci le traita alors de "maquereau" lui disant qu'il entretenait des femmes et qu'il leur remettait l'argent qu'il gagnait. Excédé par ses reproches, il se leva et commença par se vêtir. A ce moment, la femme Le Roy se leva à son tour et ferma la porte à clé pour empêcher son mari de sortir. Le Roy acheva de s'habiller et ayant réussi à enlever la clé des mains de sa femme, sortit à nouveau dans son jardin, puis il alla sur la grève qui se trouve à quelques mètres de sa maison. Après s'être promené pendant environ une demi-heure, il revint chez lui pensant que sa femme s'était enfin calmée, mais il la trouva en chemise dans la cuisine. A sa vue, elle se mit de nouveau à l'insulter. A ce moment, Le Roy lança dans la direction de sa femme une quinzaine de francs qui roulèrent à terre à l'entrée de la cuisine. Puis il retourna encore sur la grève.
Quelques instants après vers 20 heures il revint chez lui et trouva sa femme couchée. A son tour, il se déshabilla et se recoucha près d'elle. La dispute continua et dégénéra rapidement en rixe.

Le Roy frappa sa femme à coups de poing sur tout le corps. Comme cette dernière reculait dans le lit, Le Roy la fit tomber entre le lit et la fenêtre. Dans cette position, elle continua à l'insulter. Le Roy se leva et se mit à nouveau à frapper sa femme à coups de pied, avec une très grande brutalité. La femme Le Roy se protégeait de son mieux en se couvrant le visage de ses bras. Une bouillotte qui se trouvait dans le lit roula sur le parquet. Le Roy s'en saisit et porta un coup sur la tête de sa femme, puis abandonnant celle-ci sur le plancher, il sortit à nouveau. Il était alors 21 h 30. Le Roy se rendit sur la grève et fit les cent pas pendant un temps indéterminé. N'entendant plus sa femme crier, il rentra dans la chambre.

 

Le Roy a déclaré au cours de l'instruction qu'il vit alors sa femme pendue à la fenêtre et qu'il appela les voisins au secours. Cependant, lors de son premier interrogatoire à la gendarmerie, il reconnut qu'il avait passé une ficelle autour du corps de sa femme, qu'il avait accroché cette ficelle à la poignée de la fenêtre, cherchant à ce moment-là, en constatant que sa femme était mortellement blessée, à camoufler son crime en suicide. Avant de lui passer la corde autour du cou, il lui avait changé sa chemise et enlevé le jersey qu'elle portait, ces deux vêtements étant ensanglantés. Il avait en outre peigné ses cheveux et lavé son visage, puis mis de l'ordre dans la literie, et retourné les oreillers tâchés de sang avant d'aller avertir les voisins qu'il avait trouvé sa femme pendue.

 

Le médecin légiste a constaté que la strangulation n'avait pas pu provoquer la mort qui était due à la plaie du cuir chevelu accompagnée de contusion cérébrale.

 

L'accusé reconnait les faits, mais nie avoir voulu pendre sa femme.

 

Le président Poret rappelle que Le Roy après son certificat d'études travailla comme apprenti marbrier chez M. Moulot puis chez M. Lépinard à Lorient. Il était d'une conduite excellente. Fait prisonnier à la fin de la guerre, il est titulaire de la Croix du Combattant et de la Médaille Interallié. Il s'établit à son compte comme marbrier en 1929. Sa femme se met à boire et est d'une jalousie maladive nullement justifiée. Les scènes de ménage se multiplient. Le Roy se met aussi à boire, liquide son commerce et retourne chez son ancien patron avant de venir s'installer à Quélisoy où il fait des travaux de gravure pour des entreprises de monuments funéraires.

 

Puis vient l'audition des témoins. Le docteur Dorso médecin légiste confirme que la mort n'était pas due à la strangulation mais aux coups. Le docteur Salomon, médecin chef de l'asile de Lesvellec, affirme qu'au point de vue mental, Le Roy est entièrement responsable. Le commissaire Soutif rapporte les aveux faits par Le Roy qui conteste avoir pendu sa femme : "Je n'ai pas dit cela au commissaire. Je lui ai simplement expliqué comment ma femme avait dû opérer." Henri Morvan, charpentier, plus proche voisin de Le Roy a entendu une discussion avant qu'il ne vienne le chercher. Mme Morvan déclare qu'il ne s'est pas écoulé plus d'un quart d'heure entre le moment où elle a aperçu la femme Le Roy dehors et celui où son mari est venu appeler son mari. Amédée Magne, gendarme en retraite, beau-frère de la victime, a immédiatement considéré la mort comme suspecte. Constant Le Breton, autre beau-frère cordonnier à Lorient, a toujours admiré la patience de Le Roy, car il était impossible de vivre avec une personne comme ma belle-sœur. Tannic, entrepreneur de peinture considère Le Roy comme un honnête homme.

 

La parole est au représentant du ministère public. Le substitut Guihaire s'attache à démontrer que c'est bien Le Roy qui a pendu sa femme et que l'inculpation de meurtre volontaire doit être retenue contre lui. Néanmoins, il demande aux jurés de lui accorder des circonstances atténuantes au motif qu'à 54 ans, il n'a jamais été condamné et qu'il a eu une conduite excellente pendant la guerre.

 

Me Yvon, avocat lorientais, a la lourde tâche de défendre Le Roy. Il souligne les concessions faites par Le Roy pour tenter de ramener le calme au logis. A la mauvaise conduite de la victime, à sa brutalité, à sa jalousie maladive, il oppose la conduite exemplaire de son client. S'appuyant sur la déposition de Mme Morvan, il affirme qu'il est matériellement impossible que Le Roy ait fait la mise en scène qu'on lui reproche en 10 mn. Les circonstances qui ont précédé le drame, la vie lamentable que Le Roy a dû supporter pendant 26 ans me laisse penser sincèrement que vous ne pouvez pas ne pas lui pardonner les conséquences de son geste brutal, le seul qu'il ait accompli au bout de 26 ans d'une vie infernale.
Il demande aux jurés l'acquittement de Le Roy, à qui sa belle-famille a déjà pardonné.

 

Le verdict tombe après un quart d'heure de délibération. Le jury ne reconnait pas Le Roy coupable de meurtre volontaire, mais de coups ayant entrainé la mort sans intention de la donner, avec circonstances atténuantes. Il est condamné à deux ans de prison.