Les Sabots de Noël


Conte de Noël, de Georges Contesse


extrait de "l'Illustration",  décembre 1896

 

 

I   Le mat méchant

Le soleil se lève radieux ; l'ile de Groix, étendue sur l'horizon comme un ichtyosaure endormi, découpe son échine noire dans l'irradiation du ciel.
Nous sommes au 20 octobre 1853.
La Vaillante, frégate mixte de premier rang, ayant accompli sa croisière annuelle d'Islande, rentre à Lorient pour désarmer. Tout va bien à bord, tout y est joyeux : temps d'été, cœurs contents, vent sous vergues !
Il ne faut pas avoir longtemps navigué, surtout avec des Bas-Bretons, pour savoir que les bateaux ont une âme. Aussi dirait-on que la bonne frégate prend part à l'anxiété de son équipage : hardi-gai, les gars ! vous voilà encore une fois sortis des sombres brumes du nord pour rallier le sol de la Patrie, pour revoir avec des yeux remplis de douces larmes ce foyer natal toujours si lointain, toujours plus cher !


Zélée, rapide, la Vaillante se hâte. Elle se glisse entre les petites lames à dos rond, ourlées d'or, comme une vraie bonite ; faisant chanter son étrave dans le concert des goélands et des marsouins, cinglant vers le port. Tantôt elle montre au zéphyr amoureux son corset de cuivre, tantôt elle fourre voluptueusement son nez dans la plume, bondissant sans effort au milieu d'une zone d'écume et de cristal irisé. Parfois elle a des balancements gracieux, elle tangue et demeure un instant . . . ainsi qu'une jeune valseuse reprenant haleine. Puis elle court infatigable et svelte, promenant dans les airs une glorieuse envolée de toile, livrant à la brise sa chevelure pommadée de goudron, filant sur le velours indigo de l'Océan une bande de dentelle ajourée.


Cependant on commence à distinguer les détails de la terre estompée par les vapeurs du matin.
Au moment où la vigie montée sur la vergue du petit hunier annonce l'alignement qui mène au mouillage, moment solennel où bien des visages hâlés par tous les climats du monde se contractent d'émotion, on fait à la Vaillante sa toilette des grands jours.
Pierre Le Guern, vigoureux marin de Larmor, second-maître de manœuvre, procède au lavage méthodique du pont et à sa mise en bon ordre.
Solidement campé dans sa grosse paire de sabots islandais, avec de hautes tiges en toile à voile huilée, il inonde tout du jet de la pompe à incendie.
Le matelot Barbier, dit "Barbiche", et vingt autres lapins de son espèce, courbés sur leurs balais, trempés jusqu'au ventre, frictionnent et briquent en mesure le dos blanc de la frégate. Partout on nettoie, on essarde, on fourbit, on pare. Ah ! la Vaillante, quand elle prendra le corps-mort de Penmané, sera plus belle qu'au départ ! Oui, plus belle, car elle aura cette magistrale patine que donne seul le rude combat de la tempête et de l'eau salée !


Bien qu'il admirât l'ensemble de sa frégate aimée, maître Le Guern ne se sentait pas entièrement heureux. Il y avait quelque chose qui le chavirait . . . et cela, depuis la sortie de Reikjawik ! C'était un vieux mât de hune qu'on avait changé là-bas, après un coup de foudre, et qui, en attendant mieux, se trouvait amarré à faux-frais sur la drome de bâbord.
En vérité, il rompait la symétrie nécessaire et exposait au premier regard un tronçon dénudé de galipot, verdi par endroits, brûlé par le feu du ciel . . . avec des ferrures qui rouillaient tout. Ça farguait mal !
D'ailleurs le commandant, en croisant sur la passerelle, l'avait condamné plusieurs fois ! Pourquoi donc s'élongeait-il encore là, ce maudit mât de hune ?
- En trois coups de scie les charpentiers en feront des buches ! se dit enfin Le Guern décidé ; et, pendant qu'on terminait le lavage, il siffla son matelot Barbiche. Celui-ci arriva aussitôt en changeant sa fluxion de joue;
- Dis donc, vieux, fit le maître dont le doigt montrait déjà la pesante pièce de bois, nous allons nous débarrasser de ce monstre-là !. . . Amène-moi du monde !
- J'veux ben, maître Le Guern ! J'veux ben ! mais veille à la s'cousse ! vous savez qu'c'est un mât qu'est méchant, un mât qu'a un sort . . . un mât qu'a l'"rouge" comme la morue . . . C'est pas du bois honnête !
- Va toujours Barbiche ! n't'épate pas, garçon ! . . . ça m'connait ! repartit Le Guern en clignant de l'œil . . . et les deux hommes se mirent à dépasser les amarrages, pendant que d'autres préparaient l'élingue et la caliorne.
La frégate marchait alors sans oscillation, sur une mer unie, légèrement inclinée sur bâbord, presque vent arrière.
- Leste ! leste ! . . . les enfants ! Voici la terre ! répétait le maître en pressant ses gens . . . et le travail se faisait avec une imprudente précipitation.


Malheureusement, sans que Le Guern s'en soit aperçu, le menaçant espar fut presque délivré, en équilibre, avant qu'on l'ait solidement palanqué. Comme s'il eut été lancé par une main infernale, il fit quartier et s'abattit brusquement sur le pont.
- Enn, han Doué ! . . . Gare dessous ! ! cria Barbiche en s'arc-boutant au risque de sa vie pour faire dévier la terrible machine. . . Mais le coup fatal était déjà porté !
Un bruit sourd, un râle étouffé, répondirent à l'exclamation désespérée du matelot. Maître Le Guern gisait écrasé, aplati, respirant encore cependant, avec des filets de sang épais au nez et aux oreilles, les deux jambes broyées !


Dix hommes se précipitèrent. Les officiers, le médecin, l'aumônier, pressés sur la dunette pour mieux lorgner le rivage, accoururent.
Avec des précautions inouïes on dégagea le blessé qu'on étendit sur un matelas de hamac, le dos appuyé à un battant de claire-voie. L'aumônier Kerlamy prit doucement sa main, et lui parlant d'une voix grave :
- Courage ! . . . mon brave Le Guern ; Notre-Dame de la Mer est là !
Mais le pauvre maître ne put exprimer son remerciement que dans un imperceptible sourire.
Interrogé par un geste discret du commandant, le médecin répondit avec un hochement de tête qui signifiait : il est perdu.
Plus que les autres, Barbiche se montrait consterné.


Enfin, la Vaillante se présenta par le travers de Larmor.
Dans le cadre d'un des sabords d'avant, au-dessus de la pièce, disposée pour faire le salut d'usage à Notre-Dame, Le Guern aperçut son clocher. Le nuage mortel qui envahissait son être se dissipa, ses paupières alanguies s'ouvrirent toutes grandes, une vie factice galvanisa son misérable corps mutilé. Aidé de Barbiche et de l'aumônier, il eut la force de relever la tête en disant :
-Bonne Marie-Rose ! . . . cher petit Noël ! là . . . ! là . . . ! ils sont là ! Et il montrait la côte où, dans un groupe de gens agitant gaiement des mouchoirs, on distinguait une femme élevant dans ses bras un enfant.
Puis, faisant tristement retour sur ce qui restait de lui-même :
- T'avais raison Barbiche ! . . . C'est tout de même pas du bois honnête ! Vois-tu, vieux ! . . . il n'a épargné que mes sabots ; tiens mes pauv'sabots. . . tu les porteras à p'tit Noël. . . je lui avais promis un cadeau d'Islande ! Ne l'oublie pas matelot ! Ne l'oubliez pas, m'sieur l'aumônier ! . . . J'ai comme une idée que ça lui portera bonheur !
En ce moment, son regard agonisant tomba sur les canonniers qui attendaient rangés dans la première pièce de bâbord.
- Ah ! . . . oui, commandant, je vous en prie ! . . . le salut ! . . . le dernier salut !
Aussitôt l'officier fit un signe.


- Envoyez ! cria le chef de quart en se découvrant. Dans un magnifique panache de fumée, une colonne de feu s'envola vers la terre, tandis que le pavillon de poupe s'abaissait avec lenteur devant le modeste asile de la "Reine du Ciel".
Une minute s'écoula, solennelle ; puis un second coup retentit. Et la cloche lointaine répondit joyeusement, sonnant à toute volée.
Alors le mourant laissa tomber ses mains qu'il avait tenues crispées sur ses lèvres dans un long et suprême baiser, ses yeux devinrent fixes, . . . son corps cessa de frémir.
Pierre Le Guern, second maître de la Vaillante, ne souffrait plus !

 

II   Jour de fête

L'arrivée du croiseur d'Islande est pour le port de Lorient un véritable évènement. Cette année-là, il intéressait particulièrement les gens de Kernével, de Port-Louis, surtout de Larmor, qui se comptaient nombreux sur la Vaillante. Ils y formaient une sorte de clan dont le chef était le malheureux Le Guern. Gens unis s'il en fut !. . . Ah ! les terriens ne se rendent pas compte de l'étroite solidarité qui lie les enfants d'un même clocher . . . perdus sur les mers !


Comme Le Guern, Barbiche "provenait" de Larmor, véritable type de matelot amphibie, attrapant les congres à la nage, sachant tout faire de son couteau, prenant des homards à la ligne et des maquereaux avec un tuyau de pipe, gouvernant une embarcation du petit doigt, orientant une voile comme M. Le Vent, adroit de ses mains, de ses pieds, de ses genoux, de son dos, de ses dents. . .octomane !
Barbiche avait une spécialité : la godille. Souvent, dans un canot de bord, quelquefois dans une simple "plate", car tout lui était bon, il s'en allait fort loin en mer, par de très gros temps, sans autre propulseur qu'un aviron de frêne emmanché dans un poignet d'acier. Il faisait ainsi le tour de certains rochers, sachant avoir toujours le courant pour lui . . . et il revenait avec son panier rempli jusqu'aux rabats de tacots, de rougets, de vieilles, de lieux et de piloneaux.
Au physique parfaitement laid : un petit homme avec une tête de phoque et des pieds palmés de pingouins, . . . cependant des yeux bleus très clairs, intelligents . . . et un cœur d'or ! Tel était l'exécuteur testamentaire de défunt Pierre Le Guern.

Le travail du bord terminé; il demanda et obtint la permission d'aller à terre pour porter les sabots, le sac. . . et aussi hélas, la mauvaise nouvelle. L'abbé Kerlamy voulut l'accompagner : sans plus tarder, on se mit en route avec cinq ou six marins que le hameau de Larmor attendait.

 

La maison qu'habitait mère Le Guern (dans ce pays-là on appelle "mère" une femme de vingt-cinq printemps qui a un "pot bihan" à la mamelle), s'élevait à côté de l'église.

Elle venait d'un petit héritage que le brave marin avait soigné et laborieusement augmenté : le chaume y faisait place à l'ardoise, la terre battue au plancher. A chaque étage, car la maison du Guern se complétait d'un premier, quatre grandes fenêtres distribuaient le jour et l'air. Mobilier entremêlé de vieux chênes et d'acajou neuf. Le bien-être d'aujourd'hui remplaçait peu à peu la dureté d'autrefois : tout ce logis respirait le travail, l'accord et le bonheur.
D'un côté, vue sur la rade jusqu'à la pointe sablonneuse de Gâvres ; de l'autre, accès sur la place, avec un joli jardin bien abrité des vents desséchants du "suai". Des rosiers, des camélias en pleine terre, des œillets odorants, des balsamines, des pivoines papillotaient au pied d'une vigne capricieuse. "Beaucoup de fleurs pour ma chère Marie-Rose !" Voilà ce qu'avait galamment prévu ce rude homme de Pierre Le Guern.
Au-dessus de la barrière peinte en blanc, comme la rambarde d'un vaisseau, on distinguait les tilleuls de la place. . . humble square villageois où les vieux péqueux et les mousses, les uns jouant, les autres pipant, venaient se divertir au milieu des filets qu'on ramende et de ceux qui sèchent en psalmodiant sous la brise du soir.


Marie-Rose, vigoureuse Bretonne de la grande race, avec des yeux noirs, profonds, veloutés, une bouche fraiche comme un bouquet de cerises et le nez en bec de poule, était bien la plus belle femme du pays.
Ce jour-là, plus que jamais désireuse de plaire à son époux, elle avait mis sa coiffe à entre-deux, son tablier en soie changeante, son châle brodé à la main et sa robe de noce, . . . robe que l'on conserve toute sa vie là-bas. Aussi les passants la voyant parée, saluaient-ils d'un : "Bonjour, madame Le Guern !"


Comme à ses autres voyages, son brave Pierre, pensait-elle, trouverait bien deux heures pour venir embrasser femme et enfant ! songez donc, après six mois d'absence ! et le gentil petit Noël, pareillement se tenait raide et fier en habits de fête.
Cependant le temps s'écoulait : la joie en pareil cas se transforme vite en inquiétude. Il y avait toute une journée que la frégate était rentrée. !
Impatiente, fébrile, le cœur dans un étau, Marie-Rose attendait, presque gênée dans son beau gréement de noce, écoutant douloureusement sonner le timbre enroué de sa vieille horloge.
Elle connaissait les exigences du service, les imprévus de la mer. Aussi imagina-t-elle cent raisons pour expliquer ce retard.
A chaque bruit du dehors, elle se figurait qu'on appelait, qu'on cognait. Subitement, elle croyait reconnaitre une voix, un pas bien cher ; alors elle courait éperdue vers la fenêtre avec son p'tit dans les bras. . . Elle était bien vite détrompée . . . les heures, cruelles, se succédaient.
Sans qu'elle sut pourquoi, un désespoir affreux, un pressentiment sinistre, envahissait son âme, de grosses larmes coulaient sur ses joues brulantes. Noël blotti près de sa mère se mit comme elle à pleurer.


La nuit venait, brumeuse, froide, quand des conversations à mi-voix, des chuchotements discrets, se firent entendre sur la place.
Marie-Rose ouvrit sa porte, s'élança dans l'allée du jardin, suffoquée, pleine d'angoisse, et d'une voix déchirante :
- Pierre ! . . . mon Pierre ! ! . . . est-ce toi ? . . . cria-t-elle.
Personne ne répondit : l'aumônier et Barbiche, tenant les sabots sur le sac, restaient là, découverts, silencieux et graves.
D'un coup d'œil, la pauvre femme comprit tout. Elle se sentit foudroyée.
- Toi. . . Noël ! . . . tu ne seras pas marin ! ! Put-elle à peine murmurer en se cramponnant à l'enfant chéri. Puis à bout de forces, elle s'affala, inanimée, convulsivement raidie . . . étouffée par les sanglots.

 

III   P'tit maître

Sept longues années s'écoulèrent dans le deuil.

Barbiche libéré rentra à Larmor. . . au grand détriment des plus malins poissons de la rade

L'abbé Kerlamy, ancien aumônier de la Vaillante, fatigué de ses longues croisières, s'y retira également : l'église n'avait qu'un desservant éloigné ; l'excellent prêtre pouvait encore continuer en ce hameau de pêcheurs sa bienfaisante mission.
Et puis, Marie-Rose lui confia Noël. Presque tout son temps en dehors des offices et des œuvres de charité, fut consacré à l'éducation de l'enfant.
L'abbé, observateur instruit par les voyages, faisait un professeur convaincant, persuasif, tirant ses enseignements de la simplicité des choses vues. Il racontait à Noël, entre l'algèbre et le Thesaurus, la flore géante de l'Inde, les insectes étranges de la Polynésie, les inépuisables pêcheries de Terre-Neuve, l'extraordinaire va-et-vient de Liverpool, de New-York ; tout cela précis, documenté, vrai. La science pour l'abbé, ne se bornait pas à une série de formules, d'apophtegmes vides. Il ne disait pas crûment : "le carré de l'hypoténuse", il disait: "chacun dans la vie part d'une base, le champ qui s'ouvre devant nous est proportionnel à nos premiers moyens, labourons ce champ là et respectons celui des autres. L'hypoténuse aura toujours droit au plus grand carré !". Il ne disait pas "l'hydrogène bicarboné" ; il disait "plus qu'en aucun temps les hommes ont besoin de lumières ; l'obscurité voulue est une impiété". Il ne disait pas "chlorure de sodium", il disait "accipe sal sapientiae". Il ne disait pas "le quotient négatif polynomique", il disait "la division est une opération par laquelle on apprend à être honnête. L'arithmétique n'est pas seulement un livre de chiffres, c'est un livre de morale. Il faut savoir calculer, un peu parce que c'est utile, beaucoup parce que c'est juste !".
Peu de théories ; pas de grands mots difficiles ; des applications directes, des expériences pratiques ; tel était son système.
Aussi, à douze ans, l'écolier émerveillait-il déjà les "docteurs" du hameau.


Barbiche, lui ne quittait presque pas le fils du second maître, qu'il appelait "Petit-maître" en souvenir de son ami. Les noms ne sont que des surnoms, et donner un grade à Noël, c'était pour Barbiche, honorer le défunt.
Le fidèle marin ne s'éloignait que pendant les heures de classe et pendant les heures de sommeil. . . et encore, souvent, avec ses habitudes noctambules de pêcheur, demandait-il la permission de regarder dormir le "fieu". Alors, tout en "bouëttant" ses "boas" et ses lignes, il prenait les airs béats d'une nourrice qui aurait fumé le brûlechose.


La veuve entourait Noël d'un culte sauvage, l'abbé l'affectionnait tendrement comme un père, Barbiche l'aimait comme un bull-dog . . . chacun fait ce qu'il peut !
Entièrement absorbée par son dévouement maternel, Marie-Rose voyait grandir son Guern avec fierté. . . et aussi une crainte jalouse; instinctive de la mer. Elle avait beau le couvillonner dans ses jupons, l'habiller avec de longs vêtements, boucler ses cheveux blonds comme ceux d'une fillette, l'enfant, portrait vivant de Pierre, restait le fils du vigoureux navigateur. Ce gars-là avait du sang salé dans les veines !


Aussi dès le lendemain du fatal accident, la veuve engagea-t-elle la lutte contre sa rivale. Attentive, sans cesse en éveil, elle élevait chaque jour un obstacle entre l'avenir et la tradition du passé.
Ah ! . . . elle avait assez souffert, dame ! La mer lui avait promis son homme ! . . . elle ne lui arracherait pas son p'tit ! ! !
Bien des fois la pensée de fuir la côte lui vint. Oui, quitter Larmor, s'éloigner pour vivre dans l'intérieur des terres, dans un pays de montagne, avec de l'eau seulement dans les puits ! Mais sa pension était insuffisante, il aurait fallu dire adieu à Barbiche, à l'abbé Kerlamy, vendre et abandonner sa chère maison où tout lui rappelait son bon Pierre. Marie-Rose ne bougea pas du pays, retenue par une force invincible, enchaînée par la main du destin.

 

Aidée de Barbiche, elle condamna les persiennes de la chambre qui donnait sur la mer. "On la voyait bien trop cette méchante eau là !"
C'était la chambre nuptiale ; elle la transforma en une sorte d'oratoire : les meubles restèrent garnis, le lit drapé et prêt, rideaux ouverts, comme s'il allait revenir de son interminable voyage ! Elle rangea ses habits, les objets qu'il préférait . . . sur sa chaise, sur sa table, là où il avait coutume de les trouver, avec les gros sabots islandais, dernier cadeau de Le Guern à son petit Noël. Parfois, elle dressait proprement deux couverts . . . et préparait la soupe aux poissons, le homard au kari, si gaiement partagés jadis ! Puis, dans son grand verre à fleurs, elle versait du cidre frais pour ne pas le faire attendre. . . Pieux mensonges en actions qu'elle faisait à son âme ulcérée.
Tous les matins, aux premiers tintements de l'Angélus, Marie-Rose entrait recueillie dans cette chambre, l'aérait comme si elle fut habitée, la balayait, l'époussetait, et, quand tout était rangé, luisant, elle allait prendre son fils par la main. Alors elle conduisait l'enfant au pied du lit et s'agenouillait sans un mot : leurs deux cœurs dévoués s'élevaient ensemble vers une ombre chérie !

 

Un jour que mère Le Guern trottinait dans sa cuisine, elle entendit un craquement imperceptible. On marchait au-dessus d'elle . . . dans la chambre close !
Elle retira ses souliers et doucement, comme une chatte, monta l'escalier. Evidemment, il y avait quelqu'un ! Par la porte entrebâillée, elle jeta un coup d'œil furtif, inquiet, et recula médusée : Noël était là, devant la glace, coiffé de la casquette à ancre de son père, vêtu de la veste galonnée à laquelle pendait attachée la médaille militaire, tenant dans ses mains avec admiration les gros sabots islandais !
Le cœur de la veuve battit à se rompre. Malgré ses efforts incessants, l'implacable Océan réclamait donc ses droits !
Elle s'appuya un instant contre le mur, attendant que la palpitation cessât . . . et, dolente, oppressée, elle descendit comme elle était venue, sans bruit . . .
Quand, à déjeuner, l'enfant lui demanda : "Mère ! Comme t'es pâle ?" elle se contenta de répondre en le serrant dans ses bras, pour pouvoir mieux cacher son visage et sa douleur !

 

IV   Le Rafiau de Barbiche

Naturellement, Barbiche avait un canot, petite embarcation construite avec soin, bonne à la rame, excellente à la voile ; sept pieds de longueur environ, bateau léger mais très porteur. Il l'appelait son compagnon journalier, son gagne-pain, sa frégate, son "ami intime". Aussi quelle surveillance attentive, quelles précautions fraternelles ! Certes, après Noël, mère Le Guern et l'abbé, c'était bien son rafiau que Barbiche aimait le mieux au monde.


Contrairement aux ordres réitérés, formels, de la veuve, P'tit-maître venait souvent voir appareiller Barbiche. Il l'aidait à nettoyer le bateau quand on le mettait en peinture, le poussait à la mer, apportait le mât, la misaine, le gouvernail, le crapaud . . . et, peu à peu, se familiarisait avec cet attirail marin.
- Ah ! mille canons ! dis donc, P'tit-maître, si la mère te voyait ! "groumait" Barbiche. Et il profitait de l'occasion pour donner à l'enfant une leçon de godille ou de matelotage : Noël, au bout de quelques séances, aussi clandestines que possible, faisait un nœud d'agui les yeux fermés.


Une fois, on ne sait comment, il resta dans le canot : la voile fut hissée, le vent venait de terre, on déborda . . . et quand Barbiche eut terminé ses reproches, ses objurgations, on cinglait déjà loin . . . à deux milles au large.
- P'tit-maître, tu vas m'faire amurer ! P'tit-maître, mère Le Guern paraissait rudement mal bordée c'matin ! elle m'en voudra t-à mort ! . . . et l'embarcation filait toujours, clapotant sur une nappe diamantée.


Pendant ce temps-là, Marie-Rose cherchait son garçon : il n'était pas à la maison, il n'était plus chez l'abbé, . . . elle glapit de colère et courut à la plage !
Le canot ayant enfin viré de bord, revenait vers la cale, joliment appuyé par une petite brise d'est. Noël paraissait radieux ; son regard expressif, ses narines dilatées, ses joues poudrées par le sel des embruns, sa crâne posture, ses mains cramponnées à l'écoute raidie . . . tout en lui exprimait la passion de la mer ! Si bien, si fortement hélas ! que la veuve crut revoir défunt Pierre, quand petite garçaille encore, elle l'avait connu mousse . . . vingt ans avant !
La tête basse, sans quitter de ses yeux la voile blanche, marchant en arrière comme une louve blessée, mère Le Guern se retira, vaincue.
Maintenant, elle le sentait, son sort venait de se fixer !

 

Six mois après, ceux qui, passant par Larmor, auraient demandé où se trouvait Noël et Barbiche, seraient ma foi, restés bien étonnés.
Envers et contre tout, malgré les affectueuses et savantes manœuvres de la veuve, Noël, embarqué comme mousse sur la Grenadine, goélette de son oncle, faisait le cabotage anglo-hennebontais, charbon et poteaux de mine, poteaux de mine et charbon.
Barbiche, sans hésiter, simplement, avait suivi P'tit-maître en qualité de bosseman . . . emmenant avec lui son "ami-intime", son rafiau : le capitaine Meslo ayant perdu un canot pendant son dernier voyage, cela fit économiquement son affaire. On n'est pas riche à bord des bretons ! J'en ai connu qui ne hissaient jamais de perroquets . . . parce que c'est trop cher !


La séparation fut déchirante. Le lendemain du départ, Marie-Rose avait des cheveux blancs !
En faisant le sac de son fils, en y mettant les habits du second maître rajustés à la taille de l'enfant, en y joignant les sabots que Noël voulut emporter, la veuve gravit son calvaire, subit une épreuve décisive. Ah ! C'était bien mère Le Guern qu'on pouvait l'appeler maintenant : les chagrins vieillissaient sa tête, les larmes ridaient ses joues.

 

Dans les premiers jours de décembre, elle reçut une lettre de son fils, affectueuse, caressante comme à l'ordinaire. Elle l'ouvrit en tremblant : toute correspondance, même prévue, lui faisait peur.
Noël annonçait son départ de Cardiff. Il pensait rallier Larmor avant le 1er janvier. Barbiche, de sa grosse écriture gênée, ajoutait ce post-scriptum laconique : "J'ouvre l'œil ! Je veille ! Bon quart partout !" Et la brave femme se sentait un peu réconfortée par ce style maritime protecteur.

 

En hiver, le cabotage de l'Atlantique n'est pourtant pas un petit métier. Les gros vents lourds de l'ouest soufflent quelquefois pendant des quinze jours de suite sur les côtes de Bretagne. La mer fait des creux et des bosses épouvantables, et les charbonniers, chargés à plein, "enverguent" alors de fameux coups de tabac. Mais bah ! à quelque chose tempête est bonne ! Le vent n'est jamais trop fort quand il vous hale du côté de la maison !


Par un de ces faillis temps-là, la Grenadine, sous la conduite habile de l'oncle Meslo, traversa l'ouvert de la Manche au bas-ris, comme une flèche, du cap Lands End à Ouessant. Le 24 décembre vers midi, avec une brise carabinée et une mer monstrueuse, elle doublait les dangers de Penmarc'h. Puis, laissait graduellement arriver sur bâbord, elle se mit à détaler vent arrière, narguant les moutons enragés qui chassaient après elle.
Noël, dans sa lettre, avait compté sur du louvoyage : voilà que le navire courait vite et droit sur Lorient. La Grenadine, cette fois, se trouvait donc en avance.


Aussi, la nuit venue, tout en causant dans le poste sous la lumière vacillante d'un fanal fumeux, Barbiche avait-il dit au mousse :
- Eh ! P'tit-maître, tu sais qu'c'est demain ta fête ? Apporte-moi donc tes "islandais". Nous allons leur donner un bon coup d'"astique". Si la goélette continue à "sailler" comme ça, tu pourras les mettre, pas plus tard qu'à c'soir, dans la cheminée de la mère Le Guern. Et l'adroit marin, avec un bouchon d'étoupe trempé dans l'huile, frotta soigneusement les fameux sabots, sans oublier les tiges imperméabilisées par plusieurs couches grasses.
Pendant qu'il travaillait ainsi, Noël s'était endormi au bercement du tangage, au ronflement de l'eau le long du bordé. Barbiche termina la toilette des "islandais", les amarra solidement par les lacets des coulisses et les passa au cou de l'enfant. Puis, sans faire de bruit, il monta sur le pont.


Il était environ dix heures quand le navire se présenta dans l'alignement des feux de Port-Louis. Bientôt on allait changer de route, lofer sur bâbord, dépasser le plateau des Errants et se diriger sur les feux de Lorient. L'éclairage compliqué des côtes est un livre où le marin lit couramment.
Le capitaine Meslo appela son monde : deux matelots, Barbiche et le mousse, encore en somnolé se rangèrent sur la grande écoute pour changer la brigantine.
Noël n'avait pas quitté ses sabots.
A un moment donné, le phare de Lorient vint exactement dans la ligne de celui de La Perrière. Devant, on entendait la mer briser sur la tourelle rouge de la Paix.
- La barre au vent ! commanda l'oncle Meslo . . . Attention au lof derrière ! Et la Grenadine évolua.


Mais, affreuse fatalité ! le palan de retenue cassa, le gui, en passant violemment d'un bord à l'autre, entraîna Noël dans l'écoute et, comme une balle le jeta par-dessus le couronnement.
- Ousqu'est l'petit ! gueula Barbiche atterré. Bon Dieu ! ousqu'est l'petit ! ! Puis, comme subitement inspiré : Cap'taine Meslo ! . . . vite ! . . . qu'on m'donne la main, qu'on m'aide ! . . . mon rafiau ! !
On ne discuta pas : tous connaissaient le vigoureux bossemar. Les laboureurs d'eau salée se comprennent sans grands discours ! En un instant, le canot fut en balance sur la lisse. Par une courte accalmie, on le poussa d'un coup brusque . . . avec Barbiche accroupi, ramassé, prêt au combat, montrant à une divinité invisible ses dents aiguës, dans un rictus de défi !

 

Entre un homme qui tombe à l'eau et le navire qui fuit sous la brise, l'écart se fait promptement. La nuit, au large, par du temps et sans point de repère, il est presque impossible de retrouver l'infortuné : on l'abandonne !
Mais, grâce à l'alignement des feux, à leur intersection précise, Barbiche savait exactement où l'enfant avait disparu. Ajoutons qu'il était le meilleur pilote du pays . . .
Il s'arma résolument de sa laborieuse godille, et, profitant du jusant qui s'accentuait, il se mit à la recherche de son cher Noël. L'ami-intime se comportait d'ailleurs très bien, il naviguait à l'aise . . . coquille de noix ! La mer fait bon ménage avec les petits !
Deux minutes après avoir quitté la Grenadine, Barbiche se débrouillait déjà dans le bon chemin !

 

Bien qu'à moitié abasourdi par le coup, le mousse nageait ; pauvre être assiégé par l'irritable populace des flots. Sa tête devenait lourde, sa gorge serrée, ses membres s'engourdissaient par le froid. Mais le fils de maître Le Guern avait bon cœur. Il luttait . . . espérant vaincre l'invincible.
Certes, la terre n'était pas loin, mais par une mer pareille, comment l'atteindre ? Noël se raidissait dans le gouffre. Noël se débattait contre les hideuses attractions qui montent, comme d'infernales tentacules, des bas-fonds inconnus de l'abime.
En nageant, il roulait dans sa cervelle affolée mille projets, mille souvenirs. Tout lui revenait à la fois. La maison maternelle, le petit lit blanc où il s'endormait chaque soir, la chambre close où sa mère et lui priaient en silence, le jardin embaumé, où, tant de fois, il avait composé un bouquet pour l'offrir à Notre-Dame de la Mer. Son âme s'envolait ainsi qu'une mouette légère vers ce tendre passé. Peu à peu, affaibli, inconscient, il s'abandonna, en proie au délire.


Alors il se passa une scène étrange : le ciel, vivement éclairé par une lune d'argent, parut s'ouvrir et s'abaisser vers Noël. Il se rappela sans transition qu'il portait le nom du divin enfant qu'on fêtait, à cette heure même, dans l'univers entier ! il crut voir une lueur resplendissante, une figure sereine venant à lui dans une auréole de gloire. En vérité, c'était bien la miraculeuse statue dorée de Larmor qui marchait sur les vagues apaisées, majestueuse, couronnée, les bras généreusement ouverts . . . si parfaitement ressemblante à la bonne Marie-Rose que le mousse éperdu s'écria :
- Maman ! . . . Sauve-moi !
Il rassembla tout ce qu'il avait de forces, fit une brassée désespérée et saisit ce que lui tendait la statue avec un encourageant sourire, . . . les sabots ! Oui, les gros sabots islandais qui flottaient auprès de lui, véritables bouées !
Noël les passa sous ses bras et s'évanouissant épuisé par ce suprême effort, il balbutia tout bas :
- Mère adorée ! . . . Merci !

 

V   La messe de minuit

Il y a Notre-Dame de Paris, il y a Saint-Marc de Venise, il y a Saint-Pierre de Rome . . . mais il y a aussi la petite église de Larmor !
Reste à savoir quel est le plus poétique, le plus profondément inspirateur de ces sanctuaires ! Ici, la pompe superbe, le luxe des flambeaux, le concert séraphique des orgues ; là, la pauvreté, la résignation des ex-voto, le silence recueilli : un simple autel en vue de l'Océan.

Minuit vient de sonner : le vent s'engouffre bruyamment dans le vieux clocher qui projette sur le ciel son bonnet pointu, sa tour basse et carrée. De grands nuages sombres, dégingandés, loqueteux, courent et se hâtent . . . oiseaux énormes qu'emporte l'ouragan, que l'horizon dévore.
A chaque rafale, les vitraux tremblotent et bruissent : on entend mugir la vague s'acharnant sur le rocher.
Quel terrible temps pour un jour de Noël ! Quelle inimitable mise en scène que celle de Dieu !


L'église est pleine, le portail est même resté ouvert. Malgré le froid, la pluie, il y a des fidèles jusque sur la place, chapeau bas. Les maisons sont fermées, plus personne . . . tous les gens du hameau et du voisinage sont ici rassemblés.
Dans le haut, près du chœur, se groupent les hommes : visages tannés, mains rugueuses, tricots de laine et vareuses bleues, intrépides marins qui pourtant échangent de significatifs regards quand passe la fusillade du vent.
Dans le bas, les femmes avec leurs gros manteaux sombres, garnis de velours, fouilli gracieux et mouvant de coiffes, de catioles. Au premier rang, nombreuses, encapuchonnées, les mères et les veuves de marins morts en naviguant : Marie-Rose se prosterne au pied de l'autel où reluit la statue d'or.
Devant le naïf retable en bois sculpté représentant la prise de Jérusalem est installée la grotte avec sa crèche. Tout le monde y a travaillé : l'un a fourni la mousse, l'autre le houx, celui-ci a gratté la corne de bœuf pour imiter la neige, celui-là a semé du beau sable jaune de Plœmeur sous les pas des Rois Mages. Les cheveux blonds de Noël Le Guern ornent maintenant la tête du petit Jésus.
L'abbé Kerlamy monte à l'autel.


Soudain, le lugubre écho de la côte apporte une clameur lointaine, un appel qui déchire le cœur !
Quelle est donc cette voix qui s'unit à celle de la tempête ?
Toute l'assistance s'émeut. Seule, absorbée dans une prière fervente, transfigurée, Marie-Rose ne bouge pas. Clouée sur place, la sueur glacée au front, plus immobile que la statue sur laquelle elle fixe ses regards suppliants, la veuve semble hypnotisée par une puissance occulte !
En ce moment, comme s'il était vomi par un éclat de tonnerre, un être indescriptible, ruisselant, affreux . . . sublime, fou de joie, se précipite dans l'église : c'est Barbiche ! portant dans ses bras l'enfant, pâle mais souriant.
- Mère Le Guern ! mère Le Guern ! hurle-t-il. Je viens vous apporter mon cadeau de Noël !
Et doucement, sur les verdures de la crèche, il dépose P'tit-maître près de Petit Jésus.

 

Aujourd'hui, le fils du brave Pierre et de la vertueuse Marie-Rose a fait son chemin : il commande un de nos plus rapides paquebots-croiseurs.
Tous les ans, le 24 décembre, il revient à Larmor embrasser sa vieille mère et saluer son vieux clocher.
Barbiche ne l'a pas quitté : un bon chien suit partout son maître.

 

Les passagers indiscrets (ils le sont presque tous) qui jettent un regard dans la chambre luxueuse du commandant, peuvent y voir un singulier trophée : une médaille militaire, un portrait de femme âgée . . . avec des yeux profonds, veloutés, un nez en bec de poule . . . et de chaque côté du cadre . . . un gros sabot !

 

Heureux sont ceux qui, à quarante ans, croient encore à Noël !