La fiancée de Larmor


par Ch. Perint

Récit de Jacques Bihan

(Le Nouvelliste du Morbihan - 1888)

 

Il y a deux ans, notre pauvre Annah raisonnait aussi bien que toi et moi ; elle était aussi brave et aussi accorte que pas une de ses compagnes et c'était plaisir de la voir aux assemblées où elle ne manquait pas un bal, pas une ronde, car elle n'avait qu'à choisir entre tous les jeunes gars des environs. A cette époque, mon père demeurait avec elle à Larmor, village situé près de l'entrée de la rade de Lorient.

 

Mon bonhomme, quoique né dans le Finistère, habitait ce village où il faisait valoir le bien que sa femme lui avait laissé en mourant. Il n'y avait pas dans la grande paroisse de Plœmeur, dont Larmor fait partie, beaucoup de cultivateurs plus riches que lui et la bénédiction du ciel s'était étendue sur son travail et sur lui.

 

Lorsque je quittai Larmor pour venir me marier et habiter où demeurait le père de ma femme, je laissai auprès de mon bonhomme ma jeune sœur Annah qui avait alors huit ans et qui était déjà raisonnable au possible et d'une douceur qui faisait la joie de notre père.

 

Au bout de quelques années, Annah avait grandi et commençait à se faire jeune fille ; et lorsque, à la fête de Notre-Dame de septembre, je venais à Larmor passer quelques jours, je la trouvais chaque fois plus jolie.
"Prends garde, Annah, lui disais-je lorsqu'elle eut atteint ses dix-huit ans, prends garde : te voilà grande fille à présent. Nous avons perdu notre bonne femme de mère quand tu n'étais pas encore en âge de la connaître ; elle faisait le bonheur de notre père, il faut maintenant que tu fasses sa joie et sa consolation. Sois sage, vertueuse : attache-toi à un honnête garçon. Quand vous vous promènerez ensemble le dimanche par les sentiers bordés d'aubépine, laisse lui prendre ta main : Dieu ne défend pas cela. S'il te la serre un peu, ne te fâche pas, il n'y a pas encore grand mal. Mais songe que tu es honnête fille, que l'honneur n'a jamais fait défaut dans la famille et qu'une faute de ta part ferait mourir de chagrin notre pauvre bonhomme."

 

Quand je lui parlais ainsi, quand je lui conseillais de s'attacher à un honnête homme qui la rendrait heureuse, plutôt que de se laisser conter fleurette par tous les gars de Larmor, je ne savais pas qu'elle avait devancé mes conseils. Elle me l'avoua un jour en rougissant, et elle m'apprit qu'elle avait donné son cœur à un jeune pêcheur de Plouhinec, nommé Loïsic, qui vivait dans ce bourg avec sa vieille mère qu'il soutenait avec le produit de son travail.

 

Je connaissais Loïsic depuis longtemps, car il venait souvent pêcher dans les coureaux , entre la côte et l'ile de Groix, et il se passait rarement une semaine sans qu'il touchât à Larmor et vint à la maison manger des crêpes et boire un coup de cidre ; je fus ravi d'apprendre qu'il était le préféré de ma sœur, car il eut été difficile de trouver un gars plus franc, plus laborieux que lui et surtout plus attaché à sa bonne femme de mère. Or, je dis cela parce que vois-tu, quand on est bon fils, il est bien rare que l'on ne soit pas bon chef de ménage.

 

Mon père s'était bien aussi aperçu de la préférence qu'Annah avait pour Loïsic, et, connaissant les bonnes qualités de ce dernier, il voyait cette liaison avec plaisir. Bien plus, contre la coutume de nos campagnes, il ne calculait pas combien sa fille aurait de plus en mariage que celui qui la recherchait. Aussi Loïsic encouragé par l'amour d'Annah et comptant sur l'affection presque paternelle que lui témoignait notre bonhomme, s'enhardit un jour jusqu'à faire sa demande en mariage qui fut agréée à la grande joie des deux amoureux.

 

Tout allait bien, comme tu vois, et notre famille serait heureuse maintenant, si un armement considérable qui eut lieu à cette époque n'avait nécessité sur nos côtes une levée extraordi-naire de marins.

 

Classé et soumis à l'inscription maritime, comme le sont tous nos pêcheurs, Loïsic fut désigné avec d'autres par le syndic des gens de mer, et il eut beau réclamer, beau faire valoir qu'il était le soutien de sa vieille mère, il ne put rien obtenir. On lui répondit que c'était son tour de partir, et que, quant à sa mère, il pourrait une fois embarqué lui faire une délégation d'une partie de sa solde. Il n'y avait rien à répondre à cela : il fallut se résigner.

 

Avant qu'il s'absentât, pour bien longtemps peut-être, Annah et lui, furent fiancés solennellement par M. le recteur ; puis après avoir recommandé sa vieille mère à Annah et au bonhomme, il partit pour Brest où il fut embarqué presque aussitôt sur la corvette l'Iris.

 

Le chagrin d'Annah fut bien grand, comme tu penses, et il lui sembla alors qu'elle n'avait jamais autant aimé Loïsic. Mon père et tous ceux qui connaissaient le jeune homme le regrettèrent vivement ; son bon cœur, sa gaieté, sa franchise le rendaient cher à tous ses amis : il n'y eut donc dans toute la paroisse qu'un seul gars qui se réjouit de son départ.

 

Fils d'un de nos riches métayers, Madec était devenu amoureux d'Annah et le lui avait plusieurs fois donné à entendre. Mais, vois-tu, Madec est un faï gars paresseux, envieux et ne quittant pas les auberges. Un homme comme cela ne pouvait en aucune façon se comparer à Loïsic. Aussi Annah avait toujours repoussé ses avances et il était sans contredit le dernier à qui elle eût donné son cœur. Choqué de l'indifférence et des refus de ma sœur, jaloux à l'excès de Loïsic, qu'il savait aimé d'Annah – car dans nos campagnes, ces choses-là ne peuvent guère se cacher – Madec vit le départ de ce dernier avec une vive satisfaction et il résolut de faire tout ce qui dépendrait de lui pour profiter de son absence.

 

Cependant les mois s'écoulaient et Loïsic ne revenait pas. Au moment où l'Iris allait rentrer en France elle avait reçu une autre destination et avait été envoyée dans des pays bien éloignés pour faire ce qu'ils appellent dans la marine une station : le temps passait donc bien lentement pour Annah.
Elle avait beau aller et venir dans la maison, redoubler d'attentions pour le bonhomme, de soins pour l'intérieur du ménage, et se créer des occupations afin de tâcher de s'étourdir, elle n'y parvenait pas. Malgré ses efforts pour cacher ses regrets et ses inquiétudes, sa santé s'altérait et commençait à inspirer au père de vives inquiétudes. Enfin, elle qu'on voyait jadis partir tous les matins au point du jour et s'acheminer lestement vers Lorient avec ses trois pots de lait doux sur la tête ; elle qui, pendant la route, égayait ses compagnes et avait toujours le rire sur les lèvres et la joie dans les yeux, eh bien ! elle était devenue triste et silencieuse : il semblait que ce fut à regret qu'elle allât à la ville, et elle évitait avec soin la compagnie des autres pennérez.

 

Un jour, après avoir vendu son lait et ses œufs, elle revenait à Larmor et était arrivée au bois de Kermélo, sur le bord de la rivière du Ter. Elle marchait seule et toute triste sous les grands sapins dont le feuillage agité par le vent semblait gémir avec elle, lorsqu'en sortant du bois pour descendre au passage, elle aperçut Madec qui paraissait l'attendre au bord de l'eau.

 

Aucune rencontre ne pouvait lui être aussi désagréable dans ce moment. Elle tâcha cependant de dissimuler son dépit et son embarras et elle s'efforça de sourire en entrant dans le canot du passager où Madec avait déjà pris place. Elle commença alors à penser qu'elle avait eu tort d'éviter avec tant de soin la société de ses compagnes, et ce fut en vain qu'elle regarda de tous ses yeux pour voir si elle en apercevait quelqu'une dans l'épaisseur du bois : elle était seule, toute seule.

 

Déjà sur un signe de Madec, la planche d'embarquement avait été enlevée et le canot s'éloi-gnait du rivage : elle ne pouvait plus redescendre à terre. Il lui fallut donc prendre son parti et s'armer de courage et de résolution.

 

Arrivés sur l'autre rive, ils débarquèrent et prirent ensemble le chemin de Larmor. Madec marchait sans dire un mot et en proie à une sombre préoccupation. Enfin, il rompit le silence : Annah, dit-il, tu es seule aujourd'hui. . . et Loïsic en as-tu reçu des nouvelles ?
Ce nom prononcé par Madec bouleversa la pauvre fille qui rougit et pâlit tour à tour. Elle parvint cependant à maîtriser son émotion, et répondit :
Hélas ! Non, il y a bien longtemps qu'il est parti et nous ne savons pas ce qu'il est devenu.
- Devenu ?. . . reprit Madec avec un mauvais sourire : dame ! que sait-on ? La mer est vaste et elle n'est pas toujours calme. . .
- Sainte-Vierge ! Pourquoi chercher à m'effrayer, Madec ? C'est abuser de la faiblesse d'une pauvre fille qui ne vous a jamais fait d'autre mal que de ne pouvoir répondre à votre amour. . .
- Et c'est justement ce dont j'enrage, s'écria-t-il, emporté par son caractère violent. Je voudrais que ton Loïsic de malheur restât toujours où il est et ne revint jamais ici ! Quand tu ne le reverrais plus reparaitre, quand tu l'aurais regretté pendant quelques temps, tu ferais comme vous faites toutes : tu finirais par l'oublier ! Peut-être alors tu t'accoutumerais à moi comme tu t'es accoutumée à lui. . .
- Oh ! Jamais, murmura la jeune fille toute tremblante.
- Jamais ! Tu ne sais dire que cela pour moi et "toujours" pour lui ! . . . Et pourtant qu'a-t-il donc pour plaire ? Il est pauvre, il ne vit que du produit de ses lignes et de ses filets, il ne possède au monde qu'une méchante chaloupe ! . . . Ecoute Annah, il en est temps encore ! Renonce à lui, oublie le, sois ma douce et aussi vrai que Dieu m'entend, je ferai de toi une des plus braves pennérez de la paroisse. Tu auras des terres, des bestiaux. . .
- Madec, interrompit Annah avec fermeté, ce ne sera jamais l'intérêt qui guidera la fille de Joseph Bihan. J'aime Loïsic, mon père approuve cet amour, le recteur nous a bénis : ni vos promesses ni celles de qui que ce soit ne me feront rompre ma foi de fiancée.
- Ainsi, tu ne veux pas de moi ! Tu me méprises . . .
- Madec, je vous jure . . .
- Oui, tu me méprises ! Mais par le diable ! C'est toi qui l'as voulu, je me vengerai ! Je te ferai repentir de ton fol entêtement ! Malheur à toi ! Malheur au vieux Bihan ! . . . Car c'est lui, j'en suis sûr qui te parle toujours des prétendues qualités de ton Loïsic et de mes vices. . . Mes vices ! . . . Eh bien oui, vous verrez que j'en ai, vous l'apprendrez à vos dépens et ce qui arrivera, il ne faudra accuser que vous autres. Prenez donc garde à vous, car j'ai un moyen de vous forcer à venir tendre la main à ma porte.

 

Il disparut à ces mots derrière un fossé et s'éloigna en proie à la plus violente colère.

 

Annah était restée immobile et frappée de terreur. Quelle ne fut la répulsion que Madec lui avait inspirée jusqu'à ce jour, elle ne l'aurait jamais cru capable d'une telle violence : maintenant qu'elle avait vu à nu son odieux caractère, les menaces qu'il venait de laisser échapper lui causaient une inquiétude mortelle, car elle ne voyait que trop qu'il serait homme à les mettre à exécution.

 

L'approche de deux jeunes filles qui revenaient de Lorient et dont elle entendait les voix et les éclats de rire se perdre dans la lande, l'arracha aux sombres pensées qui l'agitaient. Elle se remit en route, le cœur gros de soupirs et se demandant si elle devait affliger son père en lui révélant les menaces de Madec.

 

En bonne chrétienne, elle résolut avant tout de chercher des consolations dans notre sainte religion et, prenant un chemin détourné, elle se rendit chez M. le recteur. Annah connaissait depuis son enfance la sagesse et l'indulgence de ce digne homme : elle l'avait vu si souvent secourir les malheureux, partager avec eux son modeste casuel, les aider de ses conseils et de sa bourse, qu'elle le regardait comme un père en Dieu.
Quand elle rentra au presbytère, le bon prêtre arrivait de Lomener où il était allé porter les secours de la religion à un douanier dangereusement malade.
"Bonjour, mon enfant, dit-il à Annah, te voilà de retour de la ville ? Et ton bonhomme, comment est-il ?
- Bien. Dieu merci, monsieur le recteur.
- Eh ! Mais, qu'as-tu donc aujourd'hui ? Tu es toute pâle et toute tremblante . . . Allons, ma fille, il faut avoir du courage, il n'est pas bon de se laisser aller ainsi au chagrin. L'espérance est une vertu comme la foi et la charité : sois tranquille, il reviendra.
- Ah ! monsieur le recteur, il y a si longtemps que nous n'avons eu de ses nouvelles ! . . ."
Et elle se mit à pleurer.
Dieu veille sur nous, mon enfant, il répand sur nous ses bénédictions, même quand nous en sommes indignes. Je ne blâme point ton attachement pout Loïsic, au contraire. C'est une preuve que ton cœur est pur et que tu tiens les promesses solennelles que tu as faites à la face du ciel ; mais pourquoi te désoler ainsi ? Prie Dieu pour ton fiancé et sois tranquille : les prières du juste sont agréables au seigneur et il se plait à les exaucer.
- Ah ! monsieur le recteur, vos paroles de consolation et d'espérance me sont bien douces en ce moment car je suis bien malheureuse ! A l'absence de Loïsic est venu se joindre un autre chagrin et Dieu m'éprouve bien cruellement . . .
Elle lui conta alors sa rencontre avec Madec et lui répéta les menaces que ce dernier lui avait faites et qu'elle craignait de voir se réaliser de la part d'un homme aussi vindicatif :
"Et pourtant, ajouta-t-elle, pouvais-je lui dire que je l'aimerais quand je sens que cela m'est impossible !
- Non mon enfant, reprit le recteur ; tu as bien fait de ne pas mentir, tu n'as rien à te reprocher. La bouche ne doit jamais prononcer des paroles que le cœur désavoue. Ce n'est jamais en vain qu'on se confie à Dieu ; il veillera sur vous et il ne permettra pas que toi et ton père soyez punis d'une faute que vous n'avez pas commise. Retourne chez toi et prie avec ferveur : prie pour Loïsic qui peut-être est en route pour revenir en France ; mais prie aussi et surtout pour le malheureux que son mauvais naturel et le désir de la vengeance ont aveuglé. C'est lui qui a le plus grand besoin de prières !"

 

Annah, consolée par ces paroles, se retira plus calme et retourna auprès de son bonhomme. Il lui semblait que son chagrin était adouci. Elle souriait par instants et toujours son imagination se reportait sur cette idée consolante que Loïsic allait bientôt arriver.

 

Malheureusement ce calme ne fut pas de longue durée. Au bout de quelques jours, malgré les efforts qu'elle faisait pour surmonter son chagrin, la tristesse l'avait reprise et l'inquiétude la dévorait de nouveau. Aussitôt que les soins du ménage lui laissaient un instant, elle quittait la maison et se rendait sur la grève qui s'étend entre Larmor et Locqueltas. Là, elle fixait ses regards sur la mer dont l'étendue la glaçait d'effroi : ses yeux se remplissaient de larmes et elle ne retrouvait un peu de calme qu'en se rappelant les paroles du recteur et en adressant au ciel une fervente prière.

 

Cependant l'Iris, après avoir terminé sa campagne avait reçu l'ordre de revenir en France et voguait à pleines voiles vers la terre de Bretagne.
Dans l'impatience qui le tourmentait, il semblait au pauvre Loïsic que la corvette ne marchait pas et que le vent ne soufflait jamais assez fort : il aurait voulu pouvoir pousser le navire et le faire glisser sur les flots.

 

Enfin, un jour, vers midi, on signala la terre : c'était Belle-Ile, c'était la côte du Morbihan qui apparaissait au loin comme une ligne bleue. On peut aisément se figurer la joie de l'équipage entièrement composé de Bretons et surtout celle de Loïsic. Profitant d'un vent favorable, la corvette fit force de voiles, et le même jour à la nuit tombante, elle fut accostée par un pilote de l'île; qui à peine monté à bord, se vit assailli de questions par les hommes de l'équipage, ayant pour la plupart des parents ou des amis à terre, et qui parlaient tous à la fois comme si le pilote avait eu cent oreilles pour les entendre et autant de langues pour leur répondre.

 

Loïsic, comme tu le penses bien, n'avait pas été des derniers à s'approcher. Quand il put trouver moyen de se faire entendre du pilote qu'il connaissait depuis son enfance :
"Bonjour, maître Jaillou, lui dit-il.
- Eh ! te voilà, garçon : aussi, j'étais étonné de ne pas t'avoir vu plus tôt. La traversée ne t'a pas fait de mal à ce que je vois.
- Non, maître Jaillou ; mais dites-moi . . .
- Oui, oui, je sais bien, pardieu, ce que tu veux me dire. Mais écoute : viens un peu avec moi vers la poulaine. Il est inutile que tous ces gaillards là nous entendent ; ils sont là les yeux fixés sur nous comme une bande de requins qui suivent un canot en détresse."
Quand ils furent seuls : "Ah ça ! reprit le pilote, je n'ai pas le temps de causer longtemps, garçon. Voilà là-bas sur Groix un grain que j'aimerais autant n'y pas voir ; or je ne suis pas venu ici pour jaser, mais pour tenir la barre. Je te dirai donc en double que j'ai eu des nouvelles de ta petite Annah par le patron Desruder, et cela pas plus tard que ce matin : elle se porte assez bien, quoiqu'il paraisse qu'elle te regrette furieusement. Dame ! ça te fait plaisir, n'est-ce pas ?
Quant à ta mère . . .
- Ah ! maître Jaillou, je n'osais pas vous en parler ! Toute seule, pendant mon absence, comment a-t-elle pu vivre ?
- Que veux-tu, garçon, on l'a aidée comme on a pu ; malheureusement, ils ne sont pas riches à Plouhinec.
- Mais du moins, elle est bien portante ?
- Ah nous y voilà . . . Mon pauvre Loïsic, depuis que je te connais je ne t'ai jamais vu manquer de courage, il faut en avoir maintenant plus que jamais. Ta mère n'est pas au vent de sa bouée, la digne femme ! La pauvreté, l'âge, et plus encore le chagrin lui ont ruiné le tempérament : elle est malade, mon fils, bien malade, je ne veux pas te le cacher ; et dame ! je suis bien content pour elle de te voir de retour.
- Merci, maître Jaillou" répondit le jeune homme en serrant la main du pilote qui, appelé sur l'arrière, fut obligé de s'éloigner brusquement.

 

Maître Jaillou ne s'était pas trompé sur la nature du grain qu'il avait montré à Loïsic. Le nuage s'élevait à vue d'œil et le vent sautant tout à coup au nord-ouest présageait une tempête qui ne tarda pas à s'élever avec violence. Le bâtiment essuyait coup sur coup des rafales violentes et l'on avait eu que le temps de serrer toutes les voiles. On résolut d'attendre le jour en se tenant debout à la lame.

 

Ce contretemps pouvait retenir la corvette pendant plusieurs jours sans lui permettre de gagner la passe et d'entrer en rade de Lorient. Le pauvre Loïsic qui connaissait parfaitement ces parages et savait que quand le vent s'y fixe dans une aire quelconque, il souffle quelquefois des semaines entières sans varier, était au désespoir. Il ne pouvait supporter l'idée de savoir sa mère au mouroir et privée de ses soins et de ses consolations, lorsqu'il pouvait se rendre près d'elle en quelques heures. Il se hasarda à demander la permission d'aller à terre avec le canot du pilote. Mais dans la situation où l'on se trouvait à bord, c'était mal choisir son temps : cette permission lui fut naturellement refusée. Un second maître, saisissant cette occasion de se venger de Loïsic qu'il n'aimait pas, peut-être parce qu'il n'avait pu trouver jour à le punir pendant toute la traversée, accompagna le refus du commandant des injures les plus grossières, et traitant Loïsic de lâche et de fainéant, il le menaça de le faire mettre aux fers.
Le pauvre garçon ne répondit rien dans le moment, mais les mots "malade, bien malade" que maître Jaillou avaient prononcés retentissaient sans cesse à ses oreilles. En proie au plus violent chagrin, il s'indignait contre ce qu'il appelait la dureté de ses chefs, sans réfléchir que si on lui eut accordé la permission qu'il demandait, il n'y avait pas de raison pour qu'on la refusât à d'autres qui n'auraient pas manqué de motifs à alléguer : et alors que serait devenue la discipline du bord ?
Il lui semblait qu'il avait largement payé sa dette à l'Etat par une campagne de trois ans et qu'il était cruel de l'empêcher de se rendre auprès de sa mère agonisante.
"Et puis, se disait-il, ne pouvons-nous pas rester plusieurs jours encore dans cette situation ? Peut-être même obligés de reprendre le large ? et pendant ce temps, ma pauvre bonne femme se meurt en m'appelant . . . non ! Il ne sera pas dit qu'étant si près d'elle, je ne la reverrai pas avant qu'elle aille devant Dieu."

 

Et toutes ces idées s'agitant dans sa tête, il eut comme le vertige et, pour la première fois de sa vie, il conçut la pensée fatale de manquer à son devoir et de quitter la corvette en fugitif, puisqu'on ne voulait pas la lui laisser quitter en permissionnaire.
A peine ce projet arrêté, il se hâte de le mettre à exécution : rien ne l'arrête, ni l'état de la mer, ni les périls qu'il va courir. Il descend dans la batterie, entrouvre un sabord, et se fiant sur son adresse et sur sa vigueur, il profite de l'obscurité, fait un signe de croix et se laisse couler dans la mer le long des flancs de la corvette.

 

Tout autre que Loïsic n'aurait pu résister longtemps aux lames : mais l'habitude qu'il avait de nager à la mer depuis son enfance lui fit surmonter ce danger. Après des fatigues inouïes et une lutte de plus de deux heures pendant laquelle il faillit vingt fois être englouti par les flots et ne dut son salut qu'à sa vigueur et à son sang-froid, il gagna le rivage et prit pied sur la plage de Gâvres, puis sans se reposer, il courut d'une haleine jusqu'à Plouhinec, et se précipita dans la chaumière de sa bonne femme de mère qui, étendue sur un mauvais grabat, récitait son chapelet avec ferveur et mêlait de temps en temps à ses prières le nom de son fils qu'elle croyait encore bien loin.
En le voyant entrer, la pauvre femme faillit trépasser de joie : elle se souleva péniblement sur sa paille, lui tendit les bras, et, incapable de prononcer une parole tant elle était transportée d'aise, elle se prit à pleurer . . . mais cette fois, c'étaient de bonnes larmes et qui lui faisaient du bien.
Loïsic passa la nuit auprès d'elle, assis à son chevet, occupé à lui donner des soins, à la consoler, à lui parler d'Annah, de sa chère Annah qu'il irait voir aussitôt que le jour serait venu, maintenant qu'il avait embrassé sa mère. Le pauvre garçon ! il avait déjà oublié la manière dont il avait quitté la corvette, il ne pensait pas à la rigueur des lois du bord envers les déserteurs . . . il était si heureux, si riche d'espérance !

 

Mais hélas, ce bonheur ne devait pas durer. Le lendemain matin, un homme du bord qui, plus heureux que Loïsic, sans doute parce qu'il avait mieux choisi son moment, venait d'obtenir la permission de descendre à terre, entra dans la chaumière d'un air d'indifférence affectée, et, après avoir souhaité le bonjour à la pauvre malade et serré la main à Loïsic, fit signe à ce dernier de sortir un instant. Quand ils furent seuls :
"En route, matelot, lui dit-il, et vivement !
- Comment, que veux-tu dire ?
- Je dis et je répète qu'il faut filer ton nœud, et sans chercher d'où vient le vent. On s'est aperçu à bord que tu manquais à l'appel ; le commandant est furieux . . . avec ça qu'il n'est pas tendre, tu sais ! Il dit que c'est malgré sa défense que tu as appareillé cette nuit.
- Ce n'est que trop vrai, Jousseran !
- Ah ! bien, oui ; mais vois-tu, ton affaire n'est pas belle, parce qu'il y a le faï maître Jégou qui a parlé contre toi, il a dit que tu l'avais menacé, que tu l'avais envoyé faire . . . enfin, quoi ! un tas de bêtises.
- Mais cela est faux . . .
- Possible, mais il est second maître et tu es matelot de seconde : on l'écoutera avant toi. Ne perds donc pas de temps. Voici le vent qui a calmé, la corvette va entrer aujourd'hui, et, laisse faire, avant qu'il soit nuit, les baudriers jaunes seront à tes trousses. Crois-moi, mon vieux, prends chasse et plus tôt que plus tard. Je reste ici deux jours ; je dirai à ta bonne femme qu'on a besoin de ta présence à bord . . . que le commandant t'aime tant qu'il ne peut se passer de toi . . . que . . . enfin, n'importe quoi . . . pendant ce temps, toi, tu navigueras vent arrière, et voilà !
- Mais Jousseran, si elle se doute . . .
- Bah ! elle n'y comprendra rien : fie-toi à moi, que diable ! on n'est pas un Jean le veau, j'espère . . . on sait entortiller son monde en douceur ! . . . d'ailleurs, voyons : tu seras bien plus avancé, n'est-ce pas, si tu laisses mettre le grappin sur toi ? Et pendant que tu seras en prison, qui est-ce qui la soignera, la pauvre chère femme ? Quand tu seras apaisé, alors tu reviendras au bourg. Allons, pousse au large et attention à bien gouverner."

 

 

Loïsic sentit que le matelot avait raison, mais il voulut revoir encore une fois sa mère. Et puis il n'avait qu'une confiance médiocre dans l'adresse de Jousseran pour motiver son absence. Après avoir embrassé sa bonne femme, il lui dit qu'il allait se rendre auprès d'Annah et de là, à Lorient où l'appelait le désarmement de la corvette. Il ajouta qu'il ne tarderait pas à revenir et il s'éloigna de Plouhinec, le cœur brisé de chagrin et ne sachant où diriger ses pas.

 

Cependant la corvette avait été signalée de la veille. Poussée par un vent favorable, elle entra en rade dans l'après-midi avec le flot. Les remparts de la citadelle de Port-Louis et la grève de Kernével étaient couverts d'une foule de riverains et de curieux accourus pour voir rentrer le bâtiment, comme on s'empresse d'aller au-devant d'un vieil ami à son retour d'un voyage lointain.
La corvette, toutes ses voiles dehors, son beau pavillon tricolore à la corne, s'avançait avec lenteur en s'inclinant légèrement sous la brise. Le pont, les hunes, les vergues étaient garnis de matelots qu'on voyait s'agiter en tous sens et l'élancer dans les haubans au bruit aigu du sifflet des maîtres.
Comme c'est l'usage, l'Iris salua de trois coups de canon le clocher de Notre-Dame de Larmor, passa entre la citadelle et le Kernével et traversa la rade ; puis, quand elle eut dépassé l'ile Saint-Michel, elle ralentit sa marche, s'arrêta à l'entrée de la rivière d'Hennebont, et mouilla vis-à-vis de la pointe de Penmané.

 

Annah et son bonhomme s'étaient hâtés, comme tu le penses bien, d'accourir sur le rivage. Annah avait mis ses habits de fête qu'elle portait le jour de ses fiançailles avant d'être plus aisément reconnue par Loïsic. Cachée derrière un groupe de jeunes filles, comme si elle eut craint de trop laisser paraitre sa joie, elle suivait de loin tous les mouvements de la corvette, et chaque fois qu'elle entendait résonner le sifflet des maîtres, chaque fois qu'un matelot saisissait les enfléchures et s'élançait dans les haubans, elle tressaillait involontairement, comme si elle eut reconnu son fiancé.

 

Tant que le bâtiment fut encore à quelque distance, elle s'inquiéta peu de ne pas voir paraitre Loïsic. Quand on put compter facilement les canons, elle regarda avec plus d'attention, et une vague inquiétude commença à la mordre au cœur. Mais lorsque l'Iris franchit le goulet et rasa la terre presque à longueur de gaffe, la pauvre fille demeura convaincue que celui qu'elle attendait n'était ni sur le pont, ni dans les manœuvres, et que, par conséquent, il ne devait pas être à bord, puisque son cœur lui disait qu'assurément il ne serait pas resté dans la batterie au moment où il se trouvait si près d'elle.

 

Elle regarda tristement la corvette s'éloigner et ne la quitta des yeux qu'après qu'elle l'eut vue mouiller à Penmané : il lui semblait toujours qu'elle allait apercevoir de loin son fiancé. Enfin, ne pouvant plus douter de son malheur, elle sortit de cet état d'immobilité où elle était plongée depuis une demi-heure, et jetant les yeux autour d'elle, elle vit que les curieux s'étaient dispersés, et qu'elle était seule sur la grève avec son père. . . et Madec qui, debout à quelques pas et les bras croisés, la regardait d'un air de vengeance satisfaite.
Saisie de crainte et de douleur, elle se jeta dans les bras du bonhomme :
"O père, s'écria-t-elle, il n'y est pas ! est-il donc resté là-bas ? est-il mort en route ?qu'est-il donc devenu pour ne pas être sur le pont en passant devant Larmor ?"
Et elle versait des larmes amères en serrant son père dans ses bras. Le bonhomme s'efforça de la consoler ; mais lui-même ne savait trop que penser de l'absence de Loïsic. Il parvint pourtant à la calmer un peu, la ramena à la maison et lui fit entendre avec beaucoup de peine que peut-être Loïsic avait été retenu dans l'intérieur de la corvette par quelque ordre de ses chefs auquel il avait été forcé d'obéir.
Quant à l'idée d'une punition qui aurait pu frapper le jeune matelot, l'idée ne leur en était pas même venue ; car, à leurs yeux, Loïsic était trop bon sujet, trop fidèle à son devoir pour encourir jamais le plus léger reproche. . . Pauvres gens !
Annah aurait voulu pouvoir se persuader que son père avait raison. Mais quand le lendemain elle ne vit pas paraître Loïsic, la plus cruelle inquiétude s'empara d'elle, et elle s'abandonna entièrement à son chagrin. Elle n'avait même plus l'espérance pour la soutenir, et deux journées se passèrent ainsi, bien longues pour la pauvre fille !

 

Le troisième jour - c'était un samedi - Annah venait de rentrer. La nuit approchait ; le ciel était chargé de nuages noirs qui passaient avec rapidité et semblaient se poursuivre dans l'air ; le vent s'était élevé, et les lames chassées par de violentes rafales du sud-ouest, venaient déferler avec fracas sur le rivage. Tout présageait un rude coup de vent ; c'était celui de l'équinoxe.
Assise auprès de son père sous le manteau de la cheminée, Annah tenait son fuseau et le tournait machinalement entre ses doigts :
"Quel temps affreux !disait-elle ; entendez-vous père comme la pluie bat contre les volets, comme le vent s'engouffre dans la cheminée ! voyez la flamme de la lampe vacille . . . elle est comme une âme prête à quitter un corps mortel. . . Jésus ! elle va s'éteindre ! Oh ! que je plains les pauvres gens qui sont en mer !"
Puis, se parlant à elle-même, et comme si elle eut craint d'entendre ses propres paroles :
"Et lui, pauvre Loïsic, ajouta-t-elle, où est-il par cette tourmente ? hélas ! peut-être il n'entend plus le vent . . . il ne sent plus la pluie !"
Et elle restait absorbée dans ses tristes réflexions.

 

Tout à coup, un long aboiement du chien de garde qui rodait autour de la maison la fit tressaillir involontairement. Elle se lève, s'avance vers la porte, l'entrouvre avec inquiétude. . . Un homme, les cheveux en désordre, les vêtements trempés par la pluie, se précipite dans la chambre. C'est Loïsic qui serre sa fiancée sur son cœur et ne la quitte que pour se jeter dans les bras du bonhomme.
Annah, au comble de la joie, et s'abandonnant toute entière au bonheur de revoir celui qu'elle croyait perdu pour elle un instant auparavant, ne s'était pas aperçu d'abord de l'état dans lequel était le pauvre Loïsic, et de la pâleur qui couvrait son visage. Lui-même avait pour un instant oublié ses peines et le danger qui le menaçait. Tout à coup, le souvenir de sa position jaillit comme un éclair dans sa mémoire : il laissa tomber le bras qui entourait la taille d'Annah, et de l'autre main, serra fortement la main du vieillard.
"Qu'as-tu, Loïsic ? lui demanda précipitamment la jeune fille. . . Tu palis. . . Sainte Vierge ! qu'as-tu ? dis le moi. Sans doute tu es fatigué . . . et moi qui te retenais debout, qui ne voyais pas que tes vêtements étaient tout mouillés ! Viens, approche-toi du foyer. Attends, je vais te faire du bon feu. . . Je vais te préparer à souper moi-même, n'est-ce pas ?"
Et elle entrainait Loïsic qui, l'air morne et les yeux baissés, la suivait en silence.
"Mon fils, lui dit le vieillard, il n'est pas Dieu possible. Tu as quelque chagrin. Que t'est-il arrivé ?
- Sainte Vierge ! Loïsic, s'écria Annah toute tremblante, du chagrin aujourd'hui !
- Annah, mon bon père, répondit le jeune homme en faisant sur lui-même un violent effort, la malédiction du ciel s'est appesantie sur moi ! je suis le plus malheureux des hommes. Oh ! Pourquoi n'ai-je pas attendu quelques heures ! Mes amis, je ne puis pas vous cacher plus longtemps ma faute . . . apprenez que vous avez devant les yeux un déserteur !"
Annah était restée immobile d'étonnement :
"Un déserteur ! répéta le bonhomme avec effroi.
- Oui, mais du moins ne me condamnez pas sans m'entendre."
Il leur raconta alors sa conversation à bord avec le pilote Jaillou, la dureté avec laquelle on lui avait refusé la permission d'aller à terre quand sa pauvre mère était mourante, sa fuite nocturne de la corvette, enfin l'avis que le matelot Jousseran lui avait donné, et qu'il avait été forcé de suivre.

 

"Je me serais laissé prendre, ajouta-t-il, je n'aurais pas quitté ma mère, si l'idée affreuse d'un emprisonnement pendant lequel je lui aurais été complètement inutile, et qui sans doute aurait retardé pour bien longtemps le moment de te revoir, Annah, ne m'eut déterminé à fuir. Et c'est à l'instant où je vois s'accomplir les vœux que je forme depuis trois ans d'absence, qu'il faut m'éloigner encore sans savoir que devenir, où porter mes pas ! Hélas ! devais-je donc rapporter dans cette maison le trouble et le chagrin ! Et pourtant, Dieu m'est témoin que j'ai résisté à la tentation le plus longtemps que j'ai pu. J'avais perdu la tête. Je ne savais plus ce que je faisais."

 

A ce moment, un nouvel aboiement du chien de garde vint l'interrompre :
"Ah ! dit Annah, tais-toi ! Ce sont eux peut-être qui viennent te chercher ici. Viens, cache-toi !
- Non, dit Loïsic avec résignation ; à quoi bon fuir ? Maintenant que je t'ai vue, j'irai partout où ils voudront."
Comme il achevait ces paroles, la porte s'ouvrit, et quelle ne fut pas leur joie à tous quand, au lieu de gendarmes, ils aperçurent le bon recteur.
"Je vous ai effrayés, mes enfants, dit-il en entrant ; mais tranquillisez-vous : c'est un ami qui vient vous visiter."
Et après avoir serré affectueusement la main de Loïsic, il continua :
"Je sais tout, mes enfants ; inquiet de ne pas t'apercevoir avant-hier à bord de la corvette, j'ai pressenti quelque malheur et, sans en rien dire, je me suis rendu à Lorient où par mon collègue et ami l'aumônier de l'arsenal, j'ai appris ta désertion. Je dois te dire la vérité, Loïsic : tu as eu tort. Sans aucun doute, c'est un devoir pour nous d'aimer et d'assister nos parents ; mais c'est un devoir d'obéir à nos supérieurs et de respecter leurs ordres, même quand ces ordres nous paraissent injustes ou rigoureux.
- Ah ! Monsieur le recteur, dit Loïsic, si vous saviez . . .
- Mon fils, reprit le prêtre avec douceur, j'ai cru devoir te montrer le chemin qu'il eut été sage de suivre ; mais à Dieu ne plaise que je veuille t'accabler de reproches qui dans la situation fâcheuse où tu te trouves, ne remédieraient à rien, et ne serviraient qu'à te rendre plus malheureux. Il faut tâcher d'éviter la faute ; mais quand une fois elle est commise, ce qu'il y a de mieux à faire c'est de chercher à la réparer. Ne te tourmente donc pas ; reste ici cette nuit : il n'est guère probable qu'on vienne t'y inquiéter. Demain après l'office, je retournerai à Lorient et je ferai tout ce qui dépendra de moi, sinon pour assoupir l'affaire, ce qui est impossible du moins pour en atténuer la gravité. Adieu, mes enfants ; tranquillisez-vous, encore une fois, et que Dieu répande sur vous sa bénédiction.
A ces mots, il se retira et les laissa tous trois plein d'espérance.

 

La nuit se passa en causeries bien douces : les pauvres enfants avaient tant de choses à se dire depuis si longtemps qu'ils ne s'étaient pas vus. Aussi tous les coqs du voisinage faisaient entendre leur chant matinal, que Loïsic, Annah et le bonhomme, assis tous trois auprès du foyer, s'entretenaient encore du passé, du présent et de leurs projets de bonheur pour l'avenir. Tranquillisés par les paroles du recteur dont ils s'exagéraient le crédit dans leur simplicité, ils voyaient s'aplanir tous les obstacles ; et ce fut avec beaucoup de peine que Loïsic consentit enfin à passer dans la chambre voisine pour goûter quelques instants de repos dont le pauvre garçon avait bien besoin.

 

Enfin, le jour parut : mais le soleil ne se montra pas au ciel. L'horizon était chargé de nuages, le vent soufflait toujours avec une violence affreuse et la mer était enveloppée dans une brume épaisse qui, se déchirant par moments, laissait voir les lames énormes venant se briser avec un bruit rauque sur les écueils de la côte.
Quand l'obscurité de la nuit eut fait place à la lueur blafarde et incertaine d'un jour de tourmente, on put apercevoir dans les coureaux un navire en perdition qui, pendant toute la nuit avait essuyé le coup de vent et luttait péniblement contre la tempête : c'était un sloop norvégien. Le vent le chassait avec une force épouvantable vers la côte qui évidemment lui était inconnue, et il paraissait hors de doute qu'avant une heure peut-être il irait se briser sur les Erans, écueil qu'on aperçoit à fleur d'eau à quelques portées de fusil du rivage.


La position terrible de ce bâtiment complètement désemparé et la détresse où se trouvait son équipage avaient excité au plus haut point la pitié des habitants de Larmor qui, réunis sur le rivage, suivaient des yeux tous ses mouvements.
"Les pauvres gens, disait un des assistants, ils courent là une vilaine bordée ! Le sloop approche des rochers : bien sûr, il va talonner.
- Sainte Vierge ! s'écria une femme, je l'ai cru englouti par cette grosse lame . . . Mais non, voilà qu'il reparait. Que Dieu ait pitié d'eux !
- Dame ! Il est clair que si personne ne va leur porter secours et leur montrer la passe, ils sont perdus . . . Autant dire qu'ils ont tous avalé leur gaffe . . . C'est tout de même désolant . . .
- Eh ! mais Dieu me pardonne, dit un homme qui venait de détourner la tête, voilà Loïsic de Plouhinec qui sort de chez le père Bihan. En voilà un matelot ! et qui vient de faire campagne encore !"


En effet, à la vue de la scène d'horreur qui se passait au large, Loïsic avait oublié le danger qu'il courrait à se montrer en public. N'écoutant que son dévouement, plein de cœur et de courage, et se fiant en outre à la connaissance parfaite qu'il avait de la côte, il avait de suite résolu de secourir, s'il était possible, le malheureux navire, et il accourait à cet effet sur le rivage.
"Oui bien, c'est moi, dit-il en distribuant des poignées de main à droite et à gauche. Me voilà revenu au pays : Dieu veuille que ce soit pour longtemps ! Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit dites donc, vous autres, il me semble que voilà un sloop dans une bien faïe position !
- Ah ! Dame oui . . . La lame de l'ouest lui fait un rude tort dans ce moment, et . . . Oh ! je le croyais perdu du coup !
- Comment ! reprit Loïsic, il ne se trouve parmi vous personne d'aller à son secours ?
- Es-tu fou, Loïsic , lui dit un homme d'une cinquantaine d'années, qu'à sa veste brune, à sa cravate d'indienne et à son bonnet de laine on reconnaissait pour un pêcheur : j'ai vu souvent moi qui te parle, sortir de bien mauvais temps pas plus tard qu'au mois de mars dernier qu'il faisait une si furieuse rafale . . . Mais aujourd'hui allons donc ! Autant jeter une coque de noix à la mer et voir si elle arrivera sur la plage de Groix . . . Personne, va, ne mettra par ce temps-là le pied dans un canot !
- C'est ce qui te trompe, mon vieux Corvec ; et puisque aucun de vous ne se sent assez de cœur pour montrer la passe à ces malheureux, qui n'ont plus que quelques instants à vivre si nous n'essayons pas de les secourir, eh bien ! j'irai seul, moi !
- Toi garçon ?
- Oui, moi ! Que celui qui se sent du courage me suive !"
Il se fit un moment de silence . . . et cependant ces hommes ne sont pas des lâches. La plupart d'entre eux, pêcheurs ou marins de profession, étaient, au contraire, pleins de cette énergie et de ce courage calme qui ne recule jamais devant le danger. Mais c'est qu'aussi ce n'était pas un jeu qu'on leur proposait là ! Et, vois-tu, la mer était si affreuse que s'y aventurer dans ce moment, c'était courir à une mort à peu près certaine.
"Au fait, reprit Corvec, ce serait vraiment dommage de laisser couler un si beau bateau ! . . . Ma fois, tiens, autant gagner ma part de paradis aujourd'hui que demain . . . Tu me montres l'exemple, toi qui es plus jeune que moi ; et après tout, ma vieille carcasse n'est pas plus précieuse que la tienne . . . Allons en mer, et à la volonté du bon Dieu !"
Il fit un signe de croix et suivit Loïsic, qui lui dit en lui serrant la main :
"Bien ! mon vieux, je te reconnais là."
Tous deux démarrèrent un canot, et, aidés d'un mousse, orphelin d'une quinzaine d'années, qui s'offrit spontanément pour les accompagner, ils s'éloignèrent du rivage à force d'avirons.

 

Cependant, la pauvre Annah était plongée dans une cruelle anxiété. Elle sentait intérieurement qu'elle ne pouvait pas blâmer Loïsic de sa témérité : le but qu'il se proposait était si louable et puis, avouons-le, le courage plait aux femmes, surtout chez l'homme qu'elles aiment. Peut-être aussi pensait-elle que si Loïsic menait à bonne fin cette périlleuse entreprise, cette action hardie plaiderait bien haut en faveur de son fiancé auprès des autorités maritimes et lui ferait sans doute obtenir grâce.
Assise auprès de sa fenêtre qui donnait sur la mer, elle suivait des yeux et du cœur le canot qui s'éloignait avec lenteur du rivage. Elle avait peine à retenir un cri d'effroi chaque fois qu'une vague énorme soulevait la frêle embarcation, la laissait voir un instant comme suspendue contre une muraille d'eau, puis, se dérobant tout à coup sous elle, la faisait disparaitre et semblait l'avoir engloutie, pour la lancer de nouveau sur la crête d'une autre lame.


Enfin la cloche de l'église rappela aux habitants de Larmor que l'heure de l'office était arrivée. Tous quittèrent comme à regret le rivage où leur intérêt s'était reporté sur le canot de Loïsic, et ils entrèrent dans la maison de Dieu.
Annah s'y rendit aussi, les yeux rougis par les pleurs et le cœur gros de soupirs. Mais qu'elle fut sa frayeur lorsque, en sortant de chez elle, la première personne qui s'offrit à sa vue fut Jean Mescloaguen, le cordier du bourg ! . . . Or, chacun sait qu'il n'y a pas de plus mauvais présage que la rencontre d'un cordier avant qu'on ait entendu la messe. Il vous donne le mauvais vent et alors, dame ! malheur à vous. Aussi, Annah fut-elle saisie de crainte, et elle eut beau faire le signe de la croix à plusieurs reprises, dès ce moment les plus funestes pressentiments vinrent l'agiter.
Elle alla cependant à l'église, espérant puiser de la résignation dans la ferveur de ses prières ; mais elle eut beau faire : ni la piété des assistants ni la solennité de la cérémonie, ni la voix du prêtre officiant qui priait Dieu pour les naufragés et pour les trois hommes qui s'étaient dévoués à leur salut, ne purent la distraire de ses cruelles inquiétudes. Le vent qui soufflait toujours avec violence, la pluie qui battait contre les vitraux, la mer que l'on entendait au dehors mugir et se briser sur les rochers, tout cela la glaçait de crainte et lui serrait le cœur. Il lui semblait qu'il faisait froid dans cette vieille et sombre église de Notre-Dame de Larmor, et à chaque rafale qui entrouvrait la porte et balançait le petit navire suspendu à la voute, elle frissonnait involontairement.


A l'issue de l'office, Annah retourna chez elle afin de chercher auprès de son père les consolations dont elle avait tant besoin, tandis que, malgré le mauvais temps, la plupart des habitants se rendirent sur le rivage pour voir ce qu'étaient devenus les trois braves pêcheurs.

 

Le sloop en péril était parvenu à se maintenir à peu près à la même distance de la côte, mais n'en était pas moins dans la situation la plus déplorable. Privé de son gouvernail, complètement désemparé, il était le jouet des lames et coulait bas d'eau. A force d'habileté et de sang-froid de la part de Loïsic qui tenait la barre, et grâce aux efforts désespérés de ses deux compagnons, le canot avait réussi à s'en approcher à portée de la voix. L'équipage ne concevait pas la hardiesse de ces trois hommes, et quelle fut la joie de ces malheureux quand Loïsic fut parvenu à leur faire comprendre que c'était pour tâcher de les sauver qu'ils avaient affronté un péril aussi imminent !

 

L'espoir renait au fond de leur cœur et ils s'empressent de lancer à Loïsic un grelin pour haler le canot. Mais au moment où il va le saisir, une vague éloigne l'embarcation et la rejette un instant après sur le navire. En même temps, une autre lame, énorme, irrésistible, prend le sloop par le flanc, fond sur lui comme une maison qui s'écroule, le chavire, l'engloutit . . . et le malheureux canot, entrainé par la force du remous qu'il ne peut éviter, s'enfonce aussi et disparait sous les flots avec ceux qui le montaient.

 

Un cri déchirant, poussé par dix voix différentes, retentit dans l'air . . . et l'on n'entendit plus rien sur cette scène de désolation que les bruits du vent et les mugissements de la mer en fureur.

 

Le soir de ce jour, le vent avait calmé : les lames encore émues venaient expirer sur le rivage où elles apportaient des débris de mâts, des planches, des barriques . . . comme si, une fois son œuvre de destruction accomplie, la mer eut voulu rendre à la terre ces restes insensibles dont elle n'avait que faire.
On ne parlait à Larmor que du courage et de la triste fin des trois intrépides pêcheurs ; mais les regrets se portaient surtout sur Loïsic, qui, à peine échappé aux dangers d'une campagne longue et aventureuse, était venu mourir victime de son dévouement, sous les yeux de ses compatriotes et de sa fiancée. Cependant, son adresse bien connue, son habileté à nager à la mer laissaient encore quelque espoir.
"Il n'est pas possible, disait-on, qu'il ne revienne pas à terre, à moins qu'il n'ait été écrasé contre le navire ou saisi par quelque naufragé au moment où le canot a sombré, il aura croché quelque espar, et il regagnera le rivage. Qui sait ? peut-être au moment où nous parlons, a-t-il abordé sur quelque point de la côte. . . Et cette pauvre Annah qui l'aimait tant et qui allait l'épouser . . . C'est elle qui doit avoir du chagrin !"

 

Ces bonnes gens ne se trompaient pas : Annah était en proie à la plus violente douleur. Le cri que l'on avait poussé sur le rivage, et qui avait été comme l'écho du râle suprême des malheureux naufragés, l'avait frappée au cœur, et depuis elle était plongée dans une morne stupeur.
Le lendemain matin, au point du jour, on vint heurter à la porte de la maison : c'était Madec. Il avait l'air rayonnant.
"Que viens-tu faire ici ? lui dit brusquement mon bonhomme ; veux-tu faire mourir de chagrin ma pauvre fille en te montrant à elle en ce moment !
- Ah ! Bien, père Bihan, si c'est ainsi que vous recevez ceux qui vous apportent de bonnes nouvelles, vous courrez le risque de n'en apprendre jamais que de mauvaises. S'il en est de même, dame ! je m'en vais.
- Non, parle, voyons : c'est que tu n'ignores pas que ma fille n'a jamais pu t'aimer . . .
- Je le sais bien, père Bihan, je ne le sais que trop, répondit Madec, d'un air sombre ; mais ce n'est pas une raison pour qu'on ne rende pas tout de même service à ses amis dans l'occasion. Or, je venais vous dire que Loïsic est de retour et que dans le moment où je vous parle il est au Courégan ; mais dame ! il a été diablement maltraité par la mer et le gars a grand besoin qu'on le sustente un peu."
Les dernières paroles de Madec avaient été entendues d'Annah. Elle se leva précipitamment et accourut dans la chambre où se tenaient le paysan et son père.
"Il est au Courégan, s'écria-t-elle. Et c'est vous, Madec, qui nous apportez cette bonne nouvelle ! J'ai été bien injuste à votre égard ; car je dois l'avouer, et que Dieu me le pardonne ! Tout à l'heure encore je me méfiais de vous, je vous croyais notre ennemi, celui de Loïsic . . . Je ne pourrai jamais vous prouver assez ma reconnaissance !
- Oh ! il n'y a pas de quoi" murmura Madec. Et il se retira, les mains dans la ceinture et en sifflant un noel.

 

Aussitôt qu'il fut parti, Annah se jeta au cou de son bonhomme :
"Que Dieu soit béni ! s'écria-t-elle. Loïsic a encore trompé la mer cette fois ! Il est trop brave, trop bon nageur pour périr dans l'eau ! Mon bon père, nous allons au-devant de lui, n'est-ce pas ?"
En disant ces mots, elle mettait précipitamment dans un panier de linge, des habits, un morceau de pain blanc qu'elle destinait à son fiancé ; puis elle ajoutait à ces provisions une petite fiole d'eau-de-vie que le bonhomme tenait en réserve dans un coin de son bahut, et qu'il gardait pour les bons jours.
La pauvre enfant ne se possédait plus de joie : peines et soucis de l'absence, terreurs et désespoirs de la veille, tout cela pour elle n'était plus qu'un rêve. Aussi, elle pressait le bonhomme, elle activait ses préparatifs : il lui semblait que chaque moment passé à Larmor était un vol fait à son bonheur.
Enfin, ils se mirent tous deux en route en suivant le rivage.
Arrivés à Lomener, ils rencontrèrent deux douaniers qui venaient de faire une tournée sur la côte et ils leur demandèrent s'ils n'avaient pas vu un pêcheur sur les bords de mer.
"Non, répondirent les douaniers, nous n'avons rencontré personne ; mais étant montés au fort du Talus pour passer au pied du menhir et couper court, nous n'avons pas toujours suivi la plage."
Annah se remit en route, précédant son père de quelques pas, et s'attendant, chaque fois qu'elle doublait une pointe de rochers, à voir Loïsic s'avancer à sa rencontre.
Ils atteignirent enfin l'anse du Courégan. C'est un lieu sauvage, désert et où la côte est hérissée de rochers énormes, dont les masses, entassées les unes sur les autres, semblent avoir été bouleversées par la main de Dieu dans un moment de colère. Il n'y a là d'autres vestiges d'habitation qu'un poste de douane abandonné, avec une petite tourelle tombant en ruines et perchée comme un nid de corbeau, au somment d'une colline aride.
Partagée entre l'espoir et l'inquiétude, Annah s'avance, descend de rocher en rocher, et pose le pied sur une pointe de granit dont la base était creusée en forme de grotte dans laquelle la mer montante s'engouffrait en mugissant comme un taureau. Deux grands goélands, effrayés à son approche, s'élèvent en poussant des cris sinistres et semblent s'éloigner à regret de cet endroit.
Agitée par un affreux pressentiment qui vient de la mordre au cœur, la pauvre Annah descend encore et se penche sur la plage . . . Tout à coup, elle jette un cri d'horreur et tombe inanimée dans les bras de son père qui vient de la rejoindre . . . Elle venait d'apercevoir un cadavre renversé sur le dos, ballotté par les lames qui semblaient l'offrir en pâture aux corbeaux et aux oiseaux de mer, et dans ce cadavre, elle avait reconnu son fiancé.

 

Ainsi, Madec avait dit vrai : Loïsic était au Courégan ! Mais il savait bien dans quel état se trouvait le malheureux pêcheur, et en envoyant Annah à sa rencontre, il accomplissait une atroce vengeance.
Mon père eut bien de la peine à ramener Annah à Larmor. Elle était tombée dans une insensibilité complète, elle ne pouvait plus pleurer. Ce dernier coup était au-dessus des forces de la pauvre fille . . . Elle resta longtemps malade et si sa jeunesse et les soins que lui donna un homme savant que l'on faisait venir de Lorient, l'empêchèrent de mourir, elle ne recouvra pas la raison.

 

Ayant appris ce déplorable évènement, je fis le voyage de Larmor, et je persuadai aisément mon père de quitter la paroisse et de venir avec Annah habiter Plougarnec. Il vendit ses biens et s'empressa d'éloigner sa malheureuse fille d'un endroit où elle avait été si cruellement éprouvée. Depuis ce moment, ils vivent avec nous et Dieu m'est témoin que moi, ma femme et mes enfants nous faisons tout ce qui dépend de nous pour leur rendre la vie douce et leur faire oublier un si terrible malheur.