Le diable de Lok-Eltas

 

 conte de Stanislas MILLET, dédié "A mon ami, M. Stephen Gallot"

(avec l'aimable autorisation de M. Gilles Blayot)

 

Il y a de cela quelque chose comme cinq cents ans, un grand diable d'enfer, qui s'appelait Pen-Mara de son nom, possédait en Plœmeur un bel avoir. Son domaine rendait les plus riches moissons de toute la Bretagne. Les pauvres paysans de l'endroit ne recueillaient, autour des champs du diable, que de chétif blé noir et du froment malingre, aux épis aussi vides que ceux du rêve de Pharaon. Leurs vaches, non moins maigres que les épis étaient vides, grugeaient pour tout fourrage, entre leurs étiques mâchoires, les landes épineuses. Bêtes et gens vivaient quasi de l'air du temps. Les champs de Pen-Mara, en revanche regorgeaient de tout. Les chaumes de ses blés montaient au niveau du haut des maisons, les épis étaient longs comme les bras, et les grains de la grosseur d'un gland. Il y avait des pâturages dont l'herbe, drue au point qu'une sauterelle s'y empêtrait, donnait par an cinq ou six regains plus touffus que les plus beaux herbages des mauvais chrétiens de Normandie.


Qu'est-ce que le diable pouvait bien faire de toute cette richesse-là ? Les hommes se figurent le diable avec un ventre, mais il n'a pas de ventre et ne mange point de pain ; ils lui donnent des cornes comme à un bœuf, mais il n'est pas un bœuf et ne broute point l'herbe. Pen-Mara, s'il avait eu un bon cœur, aurait fait cadeau tous les ans, aux pauvres gens de Plœmeur d'une moisson qui ne lui était bonne à rien. Mais le diable n'a pas la permission d'être charitable; et puis il n'y avait pas de danger qu'il fit du bien à des gens qui allaient à la messe les dimanches et fêtes, qui se signaient avec de l'eau bénite, et qui ôtaient respectueusement leur chapeau à Monsieur le Recteur. Aussi, savez-vous ce que sa méchanceté d'enfer avait inventé pour se défaire des récoltes qui l'encombraient ! Dans la dernière quinzaine de juillet, une centaine de korrigans, disait-on, fauchaient pendant la nuit la moisson de Pen-Mara et la liait en gerbes ; puis le premier jour du mois d'août au matin, fête de Saint Pierre -ès-liens, on pouvait voir d'Hennebont et même de Lô-Christ, une énorme meule de blé, longue et large trois fois comme la grève de Pérélo, haute sept fois comme la flèche du clocher de Larmor, du ras de l'église à la crête du coq. La nuit venue, les cent korrigans entouraient la meule et y boutaient le feu avec des torches en dansant des danses diaboliques. C'était une flambée qui durait quatorze jours et quatorze nuits, et qui n'était pas loin de monter jusqu'à la lune. C'est si vrai que les années ou la lune était juste en son plein le premier août, les petits enfants remarquant qu'elle rapetissait de plus en plus jusqu'au quatorze, et que le quinze il n'y en avait plus du tout, croyaient qu'elle avait été brûlée petit à petit par le grand feu du diable. Pen-Mara appelait ce feu là un feu de joie, parce que c'était sa joie, à lui l'esprit du mal, de voir les paysans affamés se désoler et se tordre les mains en contemplant la destruction de tant de richesses ! Quel malheur ! De si beau blé et de si bonne herbe qui aurait nourri pendant une saison tous ceux du pays de Vannes avec une partie de la Cornouaille.


Les gens de Plœmeur n'avaient qu'une pensée : déloger le diable et se partager son avoir. Monsieur le Recteur avait prêché en chaire que voler le diable ce n'était pas voler, et que tuer le diable, si c'était possible, ce ne serait pas tuer. Lui-même aurait bien essayé des exorcismes pour le forcer à déguerpir, mais où l'exorciser ? Pen-Mara était malin : on ne l'avait jamais vu : il savait bien se garer des coups de goupillon du curé.
Ce Recteur, Messire Guyomard était un brave homme. Il avait recueilli un orphelin, fils de sa sœur, qui s'appelait Guéguinou du nom de son père, et par son baptême, Loïc-Jean-Marie. Loïc était un enfant tout petit, tout maigrelet, tout pâlot, qui n'avait pas la vie à demain, comme on dit chez nous. Il allait sur ses quinze ans, et c'est tout le bout du monde s'il en paraissait dix. Avec cette mine là, il n'était pas bâti pour le métier de laboureur, dur partout, mais ingrat surtout sur une terre où le coutre s'ébrèche aux landes et où le soc s'émouche aux rochers. Cet enfant là était bien trop mignon pour mener la herse et pousser la charrue. Sa pitoyable constitution le désignait, au dire des bonnes gens, pour l'état de prêtre. C'était aussi l'avis de son oncle, qui, cela va sans dire, ne voyait rien de plus beau que cet état là, et qui avait deviné que ce corps manqué enveloppait une belle intelligence et une âme comme le bon Dieu n'en fait plus.


Messire Guyomard était un homme charitable, juste et saint, qui avait eu bien du mal jadis à apprendre assez de latin pour dire la messe et pour chanter vêpres et complies ; mais s'il avait la tête dure, son cœur était tendre, son esprit c'était sa bonté. Les sermons en chaire n'étaient pas son fort, mais il avait une manière de prêcher l'aumône, par exemple, qui valait mieux que les plus onctueuses paroles : il la faisait. Le diable a-t-il blasphémé des fois de le voir arracher, par des miracles de bienfaisance l'ivraie des misères que sa rage d'enfer semait sur la paroisse de Plœmeur !
Ce que je vous conte là ne fait pas grand chose à mon esprit ; mais je me dis qu'il ne faut jamais manquer l'occasion de louer ceux qui le méritent.
Or, messire Guyomard, malgré sa sainteté, avait de l'ambition, pas pour lui, il n'avait peut-être jamais fait un péché véniel, mais pour son petit Loïc. Dans ses rêves, il le voyait crossé et mitré, une magnifique cape d'or, brillante comme le soleil, évasée des épaules aux talons, un grand Christ d'or pendant à la poitrine, l'anneau pastoral jetant des rayons bénis sur le front courbé des fidèles à genoux. Il se le figurait déjà tout pareil à monsieur saint Paterne, le grand évêque, dont il avait souvent admiré la majesté au milieu de sa niche, à droite du chœur dans une église de Vannes.
Son oncle l'avait envoyé étudier le latin d'église chez les Révérends Pères Bénédictins d'Auray. Là l'enfant dévora un à un les trois mille manuscrits de leur bibliothèque. Encore adolescent, il devint un grand clerc.


Or il trouva une fois, dans de très vieilles archives, une histoire étrange où il était question de ceux de Plœmeur.
"Les champs de Plœmeur, disait le parchemin, avaient été de meilleur rapport que toutes les autres terres de Bretagne, et les Plœmeurois étaient les plus fortunés des Bretons. Cette prospérité, comme il arrive souvent, les rendit avaricieux, et dans une famine qui désola toute la côte d’Etel à Concarneau, à dix lieux en avant dans les terres, ils montrèrent un cœur plus dur que les pierres de Carnac. Ils laissèrent mourir de faim tout le monde d'alentour, sans mettre sous les meules de leur prochain un grain de blé, sans mettre sous les dents affamées une croûte de pain.
Un loqueteux vint, dans ce temps-là leur demander la charité. Ils le reçurent à coups de pierres. Le mendiant les réprimanda de leur dureté. Exaspérés de ces reproches, ils le saisirent et le pendirent à l'une des ailes du moulin de Lok Eltas, qui était planté au milieu de la paroisse. Tout Plœmeur se trouva là pour se régaler de ce spectacle.
Il se passa alors un miracle, Ni le vent de la mer, ni le vent de la terre ne ventait ce jour là et pourtant le moulin se mit à tourner, et quand l'aile à laquelle le pauvre homme était balancé, fut en haut, dressée vers le ciel, on vit le pendu porter la main à son cou, se défaire de sa corde, retomber sur les pieds, prendre son élan d'un bond sauter au haut du moulin. Là il se métamorphosa tout à coup. Ses haillons devinrent une draperie écarlate qui le couvrit tout entier du col au talon ; aux épaules apparurent de vastes ailes blanches. Alors ses deux bras s'étendirent menaçants à droite et à gauche sur la foule. La terreur cloua tout le monde à sa place ; et l'ange parla. La trompette du dernier jugement n'aura sans doute pas plus d'éclat que le retentissement de sa voix.


"Païens de Plœmeur, dit-il, je suis le séraphin Heol Tan. Voici ce que le Très Haut m'ordonne de vous annoncer. Puisque vous avez commis le deuxième péché capital, en refusant l'aumône à un pauvre, puisque vous avez désobéi au septième commandement du décalogue, qui vous enjoint de respecter la vie de votre prochain, à partir de ce jour, je donne à Satan toute la terre dans un circuit de treize mille pas autour du moulin de Lok-Eltas. Et si quelqu'un de vous ou de vos descendants touche seulement du bout du doigt le moindre brin d'herbe de ce domaine, la nuit venue, le diable le pendra à la place même où vous avez pendu l'ange. Et Satan ne cessera d'habiter parmi vous que lorsqu'un enfant plus fin que le diable, votre maître; et plus saint que le grand St-Pierre-ès-liens, votre patron, viendra vous en délivrer. Mais vous l'attendrez, païens de Plœmeur, jusqu'à la treizième génération."
"Alors, ajoutait le vieux parchemin jaune, l'ange Heol-Tan, après avoir parlé, ne remonta pas tout de suite au Paradis pour y reprendre sa place à la droite du Père Eternel. On entendit un craquement épouvantable, et la terre s'ouvrit à quelques pas du moulin, en une crevasse noire et béante. Une poussée, qui se fit à la suite du vacarme, culbuta dans ce trou les gens qui étaient au bord. Et ce fut bien fait, car leur curiosité, plus féroce que celle des autres, leur avait faire choisir cette place afin de mieux jouir des contorsions et des râles du pendu. Puis l'ange, après avoir plané quelques instants au-dessus de la foule, les ailes éployées et la robe flottante, tournoya sept fois en se rapprochant de la terre, rétrécissant en entonnoir les cercles de son vol, et s'engagea lentement dans le gouffre. Les deux lèvres de la crevasse se rapprochèrent, et l'on ne vit plus rien.
Tous rentrèrent dans leurs chaumières, épouvantés. Deux ou trois mécréants eurent bien l'air de douter, et essayèrent des plaisanteries. - "Pourquoi disaient-ils, si c'est un ange, cet ange a-t-il fait un plongeon dans le royaume des taupes, au lieu de s'envoler dans les étoiles ? Le Paradis est-il donc suspendu à la racine de nos chênes ?" - Mais il n'y avait pas d'écho pour ces paroles moqueuses et ceux qui les prononçaient n'y croyaient point.


Or, voici ce que le séraphin Heol-Tan était allé faire dans les entrailles du sol.
Au milieu de la terre est le séjour des démons et des réprouvés. Heol-Tan y descendit. Les flammes s'écartèrent de chaque côté, dans sa marche, comme lorsque Ananias, Misaël et Azaria se promenaient, en chantant les louanges de Dieu, dans la fournaise allumée par l'ordre de Nabuchodonosor. Il alla droit à un grand diable qui dépassait de la tête et des cornes tous les diables d'alentour et qui, armé d'une longue fourche de fer à treize dents, retournait tranquillement, pour les mieux cuire, les damnés sur un large gril à treize branches.
- Pen-Mara ! Cria le Séraphin. Et sa voix tonnante domina les hurlements des réprouvés.
- Qui m'appelle ?
- Moi, dit l’ange. Ecoute les ordres d'en haut et obéis.
- J'écoute, dit Pen-Mara, parce que cela me plaît, j'obéirai, si cela me plaît.
Heol-Tan, sans relever cette bravade, ajouta : - Voici ce que le Très-Haut te dit par ma bouche : "Laisse là ta fourche à treize dents et ton gril à treize branches. Va sur la terre où je te fais possesseur d’une grande ferme de treize mille pas de circuit, autour du moulin à vent de Lok-Eltas, dans la paroisse de Plœmeur, pays de Vannes, royaume de Bretagne. - Tourmente à ton aise les Plœmeurois, et si quelqu'un touche seulement du bout du doigt le moindre brin d'herbe de tes domaines, la nuit venue, pends-le à l'une des ailes du moulin."
A la pensée de faire du mal aux vivants, les yeux rouges, d'Azimuth, qui perçaient son visage noir, devinrent plus rouges encore de plaisir dans un visage encore plus noir. Ce serait une diversion à son ennui : il était monotone de retourner éternellement sur le même gril à treize branches, les mêmes damnés avec les treize dents inusables de la même fourche.
- Combien de temps, demanda-t-il, durera mon séjour sur la terre ?
C'est ton affaire : écoute le reste. Tu n'auras d'autre aide dans tes cultures que cent korrigans, entre le coucher et le lever du soleil. Pendant le jour, tu seras la sentinelle qui gardera tes domaines. Tu resteras invisible, enraciné sous la forme d'un arbre. Tu pourras d'ailleurs changer d'arbre, mais une fois par jour seulement. Surtout retiens ceci : lorsqu'un être humain sera parvenu à toucher ou à frapper l'arbre ou se masquera ta présence, tu reprendras ta forme ordinaire, et celui qui aura touché te provoquera à quelque lutte. Si tu es vainqueur, le vaincu deviendra ta proie. Si tu es vaincu tu seras l'esclave du vainqueur. Va !
"Et l'ange, par le même chemin, remonta à la surface de la terre, et de là vers le Père Eternel.
"Et le lendemain, au lever du soleil ; en la paroisse de Plœmeur, pays de Vannes, royaume de Bretagne, un mur noir surmonté d'un chaperon couleur de feu, et hérissé de dards pointus, était bâti sur un circuit de treize mille pas. Et il n'avait point de porte d'entrée.
Et au centre de cette enceinte, debout sur une éminence, le moulin de Lok-Eltas; sous une forte brise, abaissait tour à toue et élevait ses vastes ailes.

 

II

Voilà l'histoire que Loïc-Jean-Marie Guéguinou, écolier chez les R.P Bénédictins d'Auray, déchiffra dans l'ancien manuscrit jaune et ridé comme un vieil homme, et écrit en grandes lettres onciales.
Il avait souvent pleuré à la pensée que les paroissiens de sa paroisse palpitaient sous la griffe du diable, et son impuissance à les délivrer d'un pareil despote l'avait toujours désespéré. Aussi, eut-il un tremblement joyeux quand se voyant maître du secret diabolique, il conçut l'espoir de vaincre l'esprit de ténèbres.

Mais un grand souci lui restait : Comment découvrir l'arbre qui cache l'ennemi ? C'était d'autant plus malaisé que le diable avait le droit de changer tous les jours. Or il y avait dans l'infernale métairie cent onze frênes, deux cent vingt-deux ormes, trois cent trente-trois pommiers, quatre cent quarante-quatre pommiers, cinq cent cinquante-cinq cerisiers, six cent soixante-six charmes, sept cent soixante dix-sept marronniers, huit cent quatre-vingt-huit sapins, neuf cent quatre-vingt-neuf peupliers. Cela faisait en tout quatre mille neuf cent quatre-vingt-quinze arbres. Le moyen de reconnaître parmi cette forêt le tronc où se cache le diable ?


Heureusement, Loïc avait l'esprit sagace et l'œil observateur. Tournant autour de la métairie, il remarqua que les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf peupliers, c'est à dire les plus hauts arbres, étaient placés à la circonférence, tout près de la muraille, dont ils mesuraient le circuit, pareils à de grands jalons.
Le diable a ses raisons, pensa Loïc, pour faire de tous ses peupliers une ceinture à sa métairie. Leur hauteur permet de voir au loin et il les a planté à la lisière de ses domaines pour étendre encore sa vue.
Ce raisonnement de Loïc marquait une grande pénétration. Mais il y avait neuf cent quatre-vingt-dix-neuf peupliers, et il fallait deviner celui, où se logeait Pen-Mara. Là, l'esprit de Loïc-Jean-Marie Guéguino perdait la piste. Mais le hasard, ou la Providence, pour parler en bon chrétien, vint au secours de sa finesse.
Une très large route faisait le tour de la ferme du diable. Là se réunissaient, le dimanche après Vêpres, tous ceux de Plœmeur qui aimaient à jouer aux boules. Une grande partie s'organisait : cinquante contre cinquante, quelquefois.
C'était chose amusante à voir et curieuse à entendre. Les spectateurs, très nombreux, faisaient la haie, sur toute la ligne du jeu, des deux côtés. Les uns cabriolaient pour esquiver les boules qui leur arrivaient dans les jambes ; d'autres, le torse disloqué, se penchaient en avant pour suivre celles qui allaient mourir près du maître. A un bout, du côté des joueurs, tonnaient un formidable : Gare là-dessous ! L'espace entre les deux haies s'élargissait en une seconde. Quelque Breton, un des plus habiles, faisait voler de côté, à dix pas, son large chapeau de curé, imprimait à sa boule de bas en haut, avec la main droite, un mouvement à demi-cercle, jusqu'à la hauteur de l'œil; il la retenait de la main gauche, visait un instant, puis, courant l'espace de quatre ou cinq pas, la lançait à toute volée. Elle ne touchait terre qu'au milieu des autres boules. Quand, en frappant en plein le maître, elle le chassait au loin, c'était pendant une minute un vacarme de cris et d'applaudissements. Puis la haie se resserrait et la boule suivante recommençait à rouler paisiblement pendant que le joueur se tordait le corps en pas de vis l'invitant d'instinct à prendre la bonne direction.
Ce jeu est si attrayant, même pour les simples curieux qu'il passionna le diable lui-même.


Pen-Mara avait fini par s'ennuyer dans ses terres. Changer de peuplier tous les jours n'est pas un amusement beaucoup plus varié que de retourner des damnés sur un gril à treize branches avec une fourche à treize dents. Les parties du dimanche autour de sa ferme devinrent pour lui un amusement, car ses métamorphoses, ne le rendaient ni sourd ni aveugle. Devenu bientôt fanatique du jeu de boules, sans pouvoir néanmoins y prendre part, sa passion, comme toutes les passions, endormit sa prudence.
Loïc venait quelquefois, aussi regarder les joueurs, sans jouer. Mais, tout en suivant le jeu, il donnait à chaque instant un coup d'œil aux peupliers qui dressaient leur fuseau vert derrière le mur du diable.
Certain jour que Loïc était là, un coup de boule tout à fait adroit fit pousser aux regardants une longue exclamation. Loïc ne vit pas le coup, mais il crut s'apercevoir qu'un des peupliers, le plus rapproché des joueurs, penchait un peu sa longue tête par-dessus le mur, comme incliné par le vent. Loïc en fut surpris, car l'air dormait ; le moindre zéphyr ne soufflait pas. Au demeurant les autres peupliers étaient immobiles.


- "Je ne me trompais pas, se dit Loïc, le diable ainsi que les pies, fait son nid dans les peupliers. Il a choisi celui-ci pour suivre la partie en curieux. Mais j'ai peut-être été dupe d'une illusion. Soyons patient, ne précipitons rien : j'ai bon espoir que Pen-Mara ne m'échappera pas longtemps.
Le dimanche suivant, Loïc vint encore se mêler à la foule. Cette fois, il négligea les joueurs, et sans relâche, braqua les yeux sur les peupliers les plus rapprochés. Sa ténacité fut récompensée. Un coup de boules, joué avec une extrême précision, fit pencher toutes les têtes, hormis celle de Loïc, qui vit, distinctement cette fois, un des peupliers se courber en avant.
Je suis fixé maintenant, pensa le jeune clerc ; le diable aime trop à voir jouer aux boules. Attendons pourtant une troisième épreuve. Aussi bien, me faut-il le loisir de dresser mon plan."
La troisième épreuve eut lieu le dimanche d'après. Pen-Mara ce jour-là, perdit toute retenue. Il ne se croyait point remarqué sans doute. Qui se serait imaginé que le diable était là. Et le peuplier se penchait à droite et à gauche, au caprice des allées et venues des joueurs.
Loïc alla chercher au tas commun une boule, et prit place dans l'un des camps. Celui où il s'adressa n'attendait pas grand chose d'un si piètre partenaire. C'était la première fois que Loïc avait la fantaisie de jouer.
"J'ai idée, dit pourtant un des plus avisés, que notre Loïc va porter bonheur à son camp.
- J'ai idée, dit l'enfant, que je porterai peut-être bonheur à tout le monde. Si je perds, dites tous un De Profundis pour le repos de mon âme. Si je gagne, les deux camps et tous ceux qui sont ici seront dans la joie.
Pen-Mara avait tout vu, tout entendu. Fin comme un diable, il se sentit deviné, et tenta des efforts extraordinaires pour changer de peuplier. La tête de l'arbre trémoussait en tous sens et tournoyait au point qu'on l'aurait cru le jouet d'une grande tempête. A quoi bon ? Pen-Mara était rivé là : il ne pouvait recouvrer sa liberté qu'après le coucher du soleil.
Tout le monde remarqua alors les mouvements désordonnés de cet arbre, parmi les autres qui ne remuaient point. Des gens prirent peur, et s'enfuirent. Le plus grand nombre resta. La curiosité fut plus forte que la frayeur.
Quand ce fut à Loïc de jouer, il ne s'inquiéta pas à viser au maître. Il alla droit au peuplier. Quand il s'arrêta, quatre pas seulement, malgré le mur, le séparaient de l'arbre. Un instant, il le vise à la partie du tronc, qui émerge de la muraille. La boule, bien lancée, touche le but.
Alors il se fit quelque chose d'extraordinaire. L'arbre se fendit du haut en bas, avec un grand bruit, comme écartelé par la foudre. Des flammes, nées entre ses deux éclats, le dévorèrent en quelques minutes, et quand la fumée se fut dissipée, à sa place surgit un grand diable noir : c'était Pen-Mara en chair et en os. D'un coup de son pied fourchu, d'un choc de son dos velu, d'un heurt de son front cornu, il fit une brèche dans le mur, et s'avança menaçant sur Loïc ; Loïc l'attendit avec calme, sans baisser les yeux. Quand l'esprit du mal fut près de lui, il fit le signe de la croix. Pen-Mara s'arrêta net.


Si un être humain, dit lentement Loïc, qui répétait les paroles de l'ange, touche un jour ou frappe l'arbre où se masquera ta présence, tu reprendras ta forme ordinaire, et celui qui t'aura touché te provoquera à quelque lutte.
Si je suis vainqueur, ricana le diable, le vaincu sera ma proie.
Et si tu es vaincu, finit Loïc, tu seras aux ordres du vainqueur.
A quelle lutte me vaincras-tu, moi qui suis grand, moi qui suis fort, moi qui suis un géni, le roi des Korrigans ?
Je suis petit, faible, et je ne règne point sur les Korrigans; mais je t'ai déjà forcé à revêtir un corps visible. Tu es un Génie, mais un Génie mauvais. Aidé du Génie du Bien, je te vaincrai et je te chasserai.
Eh bien ! Parle. A quelle lutte me dédies-tu ?
Tu aimes le jeu de boules, dit Loïc. Eh bien ! Faisons une partie de boules.
Le diable éclata de rire.- "Accepté ! L'ami."
Puis il chanta, - Demain matin, l'aile du moulin de Lok-Eltas balancera en rond, en rond balancera, du bas au faîte et du faîte au bas, le corps de Loïc Jean-Marie Guéguinou. Loïc Jean-Marie Guéguinou, tournera, tournera, tournera, comme un galet dans la fronde, au bout de l'aile du moulin de Lok-Eltas.
Trêve de jactance et écoute mes conditions. Nous ne jouerons point à qui arrivera le plus près du but, mais à qui s'en éloignera davantage. Chacun de nous aura le droit d'arrêter la boule de l'autre. Nous jouerons une seule boule, un seul coup, avec revanche.


Cette fois, Pen-Mara regarda Loïc du même air que les personnes compatissantes regardent les fous. Puis exécutant seul une danse en rond, il chanta :
Loïc Jean-Marie Guéguinou sera pendu, pendu, pendu ! Il tournera, Loïc Jean-Marie Guéguinou, il tournera, il tournera, il tournera, comme un galet dans la fronde, au bout de l'aile du moulin de Lok-Eltas.
Loïc ne s'émut point : il prit une boule, le diable en prit une.
Malô Corcuff cria Loïc à un Breton, grand, carré, aux bras robustes, pleins de nœuds pareils aux maîtresses branches d'un rouvre, aux cheveux longs comme les saules des bords du Blavet, Malô Corcuff, lance le maître aussi loin que tu pourras !"
Malô Corcuff prit le maître qui, chassé par sa poigne vigoureuse, partit en ronflant comme une grosse toupie, et roula si loin, si loin, que quand il ne roula plus, on ne le vit pas plus qu'une châtaigne des châtaigniers du bois de Kéroman. Il parcourut ainsi deux cent toises.
Pas mal pour un homme, fit Pen-Mara. Mais ça ne vaut pas le diable : tu vas voir.
Charmé de son jeu de mots, il se reprit à rire, aux éclats, et s'adressant à Loïc:
Joue le premier, chérubin, dit-il d'un ton de caresse moqueuse.
A toi d'abord, Satan. Malo Corcuff dira : In nomine Patris et Filii, et Spiritus . Je répondrai Amen, et tu lanceras ta boule.
Le diable calcula son coup si exactement que sa boule parcourut le double du chemin et s'arrêta à quatre cents toises.
De la sorte, pensa-t-il, en quelque lieu que s'arrête la boule du clerc, il ne saurait la lancer aussi loin que la mienne, qui sera toujours plus éloignée du but.
Et il se mit à danser et à chanter.
Pendu, pendu, Loïc Jean-Marie Guéguinou sera pendu. Il tournera, tournera, tournera, comme un galet dans la fronde, au bout de l'aile du moulin de Lok-Eltas !
Loïc fit volte-face et lança sa boule au hasard, dans la direction opposée à celle du maître. Puis s'avançant vers le diable qu'il regarda dans les yeux, il dit en riant à son tour : mesurons !
Corne et griffe ! Hurla Satan, tu triches.
Non, la direction n'était point convenue. Mais tu as ta revanche. Cette fois nous jouerons ensemble.
Pendant que Malo Corcuff disait d'une voix forte :
In Nomine Patris, et Filii et Spiritus, le diable étreignait sa boule avec rage. A l’instant où le clerc répondit : Amen, il la lança avec une force que décuplait sa fureur. Loïc dédaignant tout effort, jeta la sienne à quelques pas et courut se placer près du maître. Quand le diable vit filer sa boule avec le sifflement de la tempête entre les crevasses des falaises la gaîté lui revint. Et se tournant vers Loïc :
A moi la revanche ! Cria-t-il.
Attendons, dit froidement Loïc, la boule n'est pas arrêtée.
De l'œil, il l'avait vue non pas rouler en ligne droite, mais tourner comme la route autour des domaines du diable. La boule dont se servait Satan, était attirée par tout ce qui appartenait à Satan. Les lois de la physique étaient annulées par les lois de diablerie, Loïc s'y attendait, il avait étudié la science cabalistique et savait que les choses se passaient toujours ainsi.
L'enfant était sur ses gardes, guettant le retour de la boule. Soudain il se jeta de côté, et Pen-Mara tomba les quatre fers en l'air, avec un hurlement.
La boule en trois minutes avait fait le tour de la métairie. En revenant elle avait rencontré la jambe droite de Satan qui fut abattue comme une quille. Il se releva clopin-clopant, et se frotta de la main l'endroit endolori. Loïc et les Pleumeurois le poursuivaient de leurs moqueries.


Ils riaient encore lorsque Pen-Mara, poussant un nouveau hurlement, tomba une seconde fois à la renverse. La boule, qui achevait son second tour, avait cette fois rencontré la jambe gauche. Le diable se mit à l'écart ; il devenait prudent. La boule revint une troisième fois. Mais le temps avait modéré sa vitesse. Loïc, qui prévoyait tout, avait compté là-dessus. La voyant de loin revenir, pendant que le diable s'occupait à geindre, il se plaça debout près du maître, dans la ligne qu'elle suivait, et, à l'instant de son passage, il posa le pied dessus, d'un mouvement si précis, qu'elle s'arrêta net.
A ce même moment Satan, qui ne geignait plus, arrivait près de Loïc.
Corne et griffe ! Rugit-t-il de nouveau, encore un coup, tu triches, gamin.
Non, c'est de bonne guerre, le cas était prévu dans nos conventions.
Le diable était joué par l'enfant.


Eh bien ! Que veux-tu de moi ? Grogna-t-il, les dents grinçantes de fureur.
De la main Loïc coupa l'air du haut en bas et de gauche à droite en prononçant cette formule d'exorcisme : Vade retro, Satanas !
A l'instant même, la terre s'ouvrit sous les pieds de Pen-Mara qui fit un plongeon, enveloppé dans un tourbillon de flamme rouge et de fumée noire. La terre se referma.
Lorsqu'on jeta les yeux sur la métairie, les murs diaboliques, les arbres gigantesques, les récoltes extraordinaires s'étaient évanouies. Il ne restait plus que le moulin de Lok-Eltas, et autour du moulin une terre dure à cultiver sans doute, mais Dieu n'a-t-il pas dit : "Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front."


Aujourd'hui le plus habile archéologue ne saurait trouver trace du moulin de Lok-Eltas, mais les Plœmeurois existent toujours. Ce ne sont plus les mêmes, il est vrai. Les Plœmeurois, en l'an du Christ mille huit cent quatre-vingt huitième, sont de braves gens qui n'ont rien de commun avec le diable.

 

(La revue illustrée de Bretagne et d'Anjou, du 15 novembre 1888)