Le champ de tir de Kercavès

 

Un projet mal accueilli à Larmor

Depuis 1893, à la suite de fréquents accidents, dont plusieurs mortels, qui se sont produits dans le voisinage du polygone de tir de Lorient, l'administration militaire est à la recherche d'un autre emplacement en vue d'établir un nouveau champ de tir.

C'est finalement le 21 février 1901 qu'Emile Loubet, Président de la République, signe un décret déclarant d'utilité publique avec prise de possession d'urgence, l'acquisition de 3 hectares 40 ares 60 centiares de terrains nécessaires à l'établissement d'un champ de tir à Kercavès. Ces parcelles non bâties sont situées dans l'angle formé entre la route de Lorient à Larmor et celle de Plœmeur à Kernével.

Le 2 mai, le maire Eugène Le Coupanec, signale au sous-préfet que ce décret a été accueilli par un cri de colère par les intéressés dont il fait partie. Les propriétaires concernés décident de se pourvoir en Conseil d'Etat.
Les habitants de Kerpape, Larmor et Lomener, et les intéressés font circuler des pétitions protestant contre l'établissement d'un champ de tir à Kercavès. Ils demandent à la municipalité de se joindre à leurs efforts et de faire les démarches nécessaires auprès des députés et sénateurs du Morbihan pour obtenir le rejet du projet.
Une délégation spéciale (le conseil municipal de Plœmeur vient d'être dissout d'office du fait de l'érection en commune de la section de Keryado) composée de MM Le Coupanec, Joseph Esvan et Auguste Daniel s'associe à ces protestations et demande aux élus du département d'intervenir auprès du ministre de la guerre pour qu'il ordonne une enquête sur les conséquences désastreuses de la création de ce champ de tir.

Le 5 juin 1901, le ministre répond qu'il reconnait bien les inconvénients du champ de tir, mais estime les avoir atténués
            1° en limitant les tirs à l'après midi ;
            2° en les interrompant pendant un mois chaque année ;
            3° en permettant la réparation de tous les dégâts matériels ou les privations de jouissance conformément à la loi du 17 avril                  1901.
Il ajoute que les habitants de Plœmeur mieux inspirés sauront sacrifier leurs intérêts à ceux de la défense du pays.

Le 7 juillet 1901 le conseil municipal de Plœmeur considérant :
- qu'avec les servitudes du champ de tir de Carnel, du fort du Kernével, du fort de Locqueltas, du fort du Talud, la création du               champ de tir de Kercavès constitue l'expropriation entière d'une commune de 9500 habitants ;
- qu'il n'est pas admissible que les propriétaires soient réduits à la simple jouissance matinale de leurs propriétés ;
- qu'il n'est pas davantage admissible qu'il ne leur soit laissé qu'un mois dans l'année pour ensemencer et récolter sur des terrains     de cultures maraichères ;
- que la faculté de demander la réparation des dommages matériels et de la privation de jouissance, va contraindre ainsi les               propriétaires et fermiers à des procès répétés, à des frais et lenteurs considérables, ne supporte pas l'examen ;
- que l'appel de monsieur le ministre de la guerre au dévouement des habitants de Plœmeur à la défense nationale aurait sa raison     d'être si le champ de tir prévu n'avait pas pour unique but la seule commodité de quelques personnalités, et si des terrains incultes   n'étaient pas à proximité de la ville de Lorient.
Fait siennes, à l'unanimité, les protestations des habitants de Plœmeur,
Autorise monsieur le maire à intervenir dans l'instance d'expropriation, soit pour demander au Conseil d'Etat la nullité du décret d'utilité publique, soit pour réclamer au nom de la commune la réparation du préjudice direct qui lui est causé par la création de ce champ de tir.

 

Expropriations

Ces protestations sont sans effet et les expropriations nécessaires ont lieu. Les indemnités suivantes sont versées aux propriétaires concernés :
Mlle Guyomard 2550 F pour 4725 m², Vve Even et Vve Julin 710 F, Louis Morin 5320 F pour 1 Ha 06 a 10 ca, Louis Guillerme 1535 F pour 2710 m², J-M Le Meur 410 F pour 860 m², Vve Thomas 460 F pour 970 m², Louis Esvan 1624 F pour 2300 m², Pierre Monvic 385 F pour 670 m², Vve Even 68 F pour 295 m², Mathurin Evanno 960 F pour 1600 m², Jacques Mallet 82 F pour 170 m², Eugène Le Coupanec 885 F pour 1540 m², Bieuzy Bissonnet 30 F pour 65 m², Vve Chaton 528 F pour 370 m², J-M Kernau 2500 F pour 5250 m², Jean Goulven 86 F pour 180 m², Marie Le Meur 12 F pour 25 m².

 

Organisation du champ de tir

En 1902 le champ de tir commence à être utilisé.

Pour faciliter les travaux de récoltes et de semis, en 1903, l'administration de la guerre décide de suspendre les tirs au polygone de Kercavès du 20 juillet au 5 août et du 1er au 15 novembre.

Une bouée est établie en mer pour indiquer la limite de la zone dangereuse du champ de tir de Kercavès. Sa pose et son entretien sont faits par le service des ponts et chaussées pour le compte et aux frais du département de la guerre.

La presse locale informe le public lorsque des tirs doivent être exécutés. C'est ainsi par exemple que les troupes du 62e de ligne seront en exercice du lundi 23 au jeudi 28 janvier 1905. La zone dangereuse sera indiquée par des fanions.
Des tirs auront également lieu le 6 septembre par l'artillerie de la forteresse de Port-Louis et les 8 et 15 septembre 1905 par l'artillerie coloniale.

Après les séances de tirs au polygone de Kercavès, des gens viennent fréquemment ramasser des douilles vides et des balles. En février 1910 une surveillance active est organisée et une nuit, deux gendarmes de Plœmeur surprennent deux individus : Paul Prudence, 19 ans de Keryado et l'ouvrier cordonnier Evanno, 47 ans de Lorient. Le tribunal correctionnel les condamne à un mois de prison avec sursis.

 

Champ de tir contesté

Le 1er mars 1920, une commission se réunit pour étudier soit la désaffectation du champ de tir de Kercavès, soit l'exécution des travaux de protection nécessaires pour éviter les accidents dans la zone du champ.
Cette étude fait suite à la demande de la société "Lorient-Plage", propriétaire de terrains situés dans la zone dangereuse sur lesquels elle envisage de créer une station balnéaire.

En mai 1921 a lieu le procès en annulation de vente intenté par monsieur Légonday à la société "Lorient-Plage". En effet, le terrain acheté par le plaignant, sur lequel il a fait édifier une baraque, se trouve dans la zone dangereuse du champ de tir de Kercavès. Ce qui constitue un danger pour ses occupants.
Maître Normand, avocat du barreau de Paris, représentant la société "Lorient-Plage" s'est efforcé à détruire les arguments de son adversaire et a souligné que si le tribunal prononçait la résiliation du marché, tous les autres acquéreurs formuleraient des demandes identiques. . .
La société "Lorient-Plage" avait auparavant demandé au Génie d'établir un stand, ce qui aurait supprimé le procès, celui-ci estima la dépense à 400 000 francs !
Finalement, le plaignant est débouté de sa demande.

 

Des aménagements

En 1921, le contre-amiral Delzons, préfet maritime et commandant d'armes, rappelle que pendant la période d'été du 16 juin au 30 septembre, aucun tir ne sera exécuté le jeudi au champ de tir de Kercavès. Tous les autres jours, le champ de tir sera à la disposition de l'autorité militaire.
Le 7 juillet, Eugène Le Thiec, maire de Plœmeur informe les propriétaires des terrains riverains du champ de tir que le paiement des indemnités dues pour 1920 aura lieu à la mairie le samedi 9 juillet.

En 1922, la presse informe le public qu'en exécution des prescriptions du régime du champ de tir de Kercavès, les tirs seront suspendus pendant les périodes ci-après : sur la demande de l'autorité civile du 5 au 20 juin pour la fenaison et du 5 au 20 novembre pour les semailles ; et par décision de l'autorité militaire du 15 août au 15 septembre. En outre, du 16 juin au 30 septembre les tirs ne seront pas exécutés le jeudi et le samedi.

 

Suppression du champ de tir : c'est non

Le 2 décembre 1922, monsieur Bouligand, député du Morbihan demande au ministre de la guerre d'étudier la suppression du champ de tir de Kercavès et l'utilisation par les troupes de garnison du champ de tir de la Marine à Caudan.
Le ministre de la marine informé de cette demande lui répond que cette question a fait l'objet de fréquents échanges de vues entre la Guerre et la Marine. En juin dernier, le ministre de la guerre me faisait connaitre qu'avant d'envisager la suppression du champ de tir de Kercavès, il voudrait être assuré de pouvoir disposer des deux installations de Caudan (stand et champ de tir) pendant 4 à 5 heures au moins chaque jour.
Il m'est impossible de lui donner cette assurance, le stand et le champ de tir de Caudan étant utilisé constamment par le personnel de la Marine, en particulier par l'Ecole des Fusiliers qui doit entrainer son personnel, non seulement au tir du fusil, mais aussi à celui des armes automatiques.

En septembre 1925, le conseil municipal de la toute jeune commune de Larmor-Plage demande à son tour la suppression des tirs au polygone de Kercavès :
- considérant que le champ de tir devient de plus en plus gênant pour la commune, depuis longtemps station balnéaire, dont les plages sont le plus à proximité de Lorient et fréquentées par la généralité des habitants de cette ville : que les touristes y viennent de plus en plus nombreux chaque année,
- considérant que la zone dangereuse de ce champ de tir s'étend du côté de la mer, le long de la côte, depuis le fort de Locqueltas jusqu'à la pointe de Kerpape ; que tout le monde qui vient à Larmor ne peut circuler le long de la côte pendant les exercices de tir,
- considérant que les cultivateurs sont très lésés dans leur exploitation agricole ; que des accidents sont survenus à leur bétail ; qu'il est à craindre que des accidents mortels affectent des vies humaines ; que l'indemnité qu'ils reçoivent n'est pas un palliatif à envisager dans les circonstances où ils peuvent trouver la mort,
- considérant qu'il existe un champ de tir à Caudan, etc…
La municipalité de Larmor-Plage demande instamment qu'il lui soit donné satisfaction.

En mai 1926, M. Sévène, député, accompagné de M. Coutillard, maire de Larmor-Plage rencontrent le contre-amiral d'Adhémar de Cransac, préfet maritime, au sujet du champ de tir. Il est disposé à s'entendre pour faciliter l'accès du champ de tir de Caudan servant aux exercices des fusiliers-marins, aux troupes de terre du bataillon du 118e R.I. Il pense qu'en accélérant l'instruction des marins, on pourrait laisser libre le terrain deux demi-journées par semaine. 

A son retour à Paris, monsieur Sévène intervient au ministère de la Guerre qui répond le 19 juillet. Une entente satisfaisante n'ayant pu s'établir entre les départements de la Marine et de la Guerre pour l'utilisation du champ de tir de Caudan par les troupes de la garnison de Lorient, il ne peut être donné suite aux nombreuses demandes présentées pour obtenir la suppression du champ de tir de Kercavès.

Monsieur Labes, député, pose une question écrite, n°9323, au ministre de la marine. Il existe à Lorient deux champs de tir, l'un pour la guerre, l'autre pour la marine. La suppression du premier permettrait de trouver une ressource importante par l'aliénation de terrains et la mise à la disposition du public d'une des plus belles plages de la région. Il demande s'il ne pourrait pas reprendre les pourparlers interrompus et tenter de concilier les exigences de la défense nationale avec la nécessité impérieuse de réaliser des économies et de trouver des ressources tout en satisfaisant un vœu unanime de toute une région.
Le ministre lui répond que la marine est allée à l'extrême limite des concessions qu'elle peut faire. Au-delà elle compromettrait gravement l'instruction de son personnel. Néanmoins, la marine ne demande pas mieux que de reprendre les pourparlers avec la guerre dès que celle-ci en manifestera le désir et elle les fera alors aboutir rapidement.

Le général commandant le XIe Corps d'Armée donne l'ordre au commandant d'armes de Lorient de faire reprendre les tirs à partir du 26 juillet.
Le maire proteste énergiquement contre cette décision et le 26 juillet il prend un arrêté interdisant toutes espèces de tirs sur le territoire de la commune.
Le 24 août, Eugène Le Guin, garde-champêtre de Larmor, notifie cet arrêté au major de la garnison de Lorient. Le contre-amiral d'Adhémar de Cransac, préfet maritime, en accuse réception au maire de Larmor. Cet arrêté étant en contradiction formelle avec la décision ministérielle (guerre, 26.628) du 29 juillet 1926 et avec les ordres que j'ai reçus de M. le général commandant du 11e Corps d'Armée, il ne me sera pas possible de m'y conformer.
Aussitôt le maire réagit en confirmant cet arrêté pris en vertu d'une loi en vigueur. Il informe le préfet maritime qu'au premier tir qui aura lieu à Kercavès, un procès-verbal sera dressé.

Le 31 août, la 9e compagnie du 118e R.I. commandée par le capitaine Coignard arrive sur le champ de tir. Un clairon sonna : "commencez le feu !" des crépitements secs, des balles sifflèrent.
"Cessez le feu !" commanda aussitôt le capitaine en voyant se diriger vers lui M. Coutillard ceint de son écharpe et encadré des deux gendarmes de Plœmeur : MM. Audran et Roux.
Le maire rappelle son arrêté et les gendarment dressent un procès-verbal pour infraction. Ce à quoi le capitaine répond que le premier devoir d'un soldat est l'obéissance à ses chefs et qu'il avait reçu l'ordre formel de son chef de corps de faire exécuter ces tirs qu'il va faire reprendre.

L'affaire en restera là car le préfet, ne pouvant agir autrement, annule l'arrêté municipal inter-disant les tirs. Néanmoins le conseil municipal de Larmor est certain que le préfet va poursuivre par tous les moyens en son pouvoir les revendications de la commune et il lui demande d'intervenir auprès du ministre de l'intérieur, défenseur légal des intérêts communaux.

Le 28 septembre, le conseil général émet le vœu que le champ de tir soit supprimé immédiatement et que les terrains militaires soient vendus aux enchères.

Par dépêche du 31 octobre, le ministre de la guerre informe celui de la marine qu'une entente était intervenue entre les services locaux intéressés pour l'utilisation du champ de tir de Caudan par les troupes de la garnison de Lorient.
Il ne reste qu'à arrêter les conditions de cette occupation avant qu'il ne soit possible d'abandonner sans retour le champ de tir de Kercavès. Tous les efforts seront faits pour la solution de cette affaire dans un sens favorable aux intérêts des populations assujetties, du fait de l'utilisation du champ de tir de Kercavès, à une servitude dont le poids ne m'échappe pas.

Fin novembre, le préfet maritime ordonne aux troupes de la garnison de s'abstenir d'effectuer leurs tirs à Kercavès jusqu'à nouvel ordre. Un an plus tard, en 1927, le champ de tir est définitivement fermé et sa mise en adjudication est décidée par les Domaines.
Mis à prix 35 000 F, le champ de tir de Kercavès d'une superficie de 3 ha 40 a 60 ca est vendu aux enchères le 12 juin 1928. Monsieur Le Saint, entrepreneur à Lorient, 3 avenue du Faouédic, est déclaré acquéreur pour 41 200 F. Il a l'intention de le lotir et de le vendre pour la construction.

 


De nos jours

Après la dernière guerre le champ de tir accueille les baraques des réfugiés qui constituent la cité de Kercavès. Actuellement, ce secteur est largement construit de résidences particulières.