Vers la fin du litige

Fin octobre 1916, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées Lebert estime que pour la démolition de la culée, le travail ne durera pas plus d'un mois et qu'il sera terminé vers le 15 novembre. Il pense qu'il est imprudent de reficher des pieux dans le terrain mouvant de Kermélo et envisage un autre mode de fondation à l'air comprimé au moyen d'un caisson dont dispose la maison Kessler. Ce procédé ne laisse place à aucun aléa et il est regrettable que l'on n'ait pas songé à l'utiliser en 1914.
Nous n'envisagerions la solution de fondation par pieux que si la maison Hennebique arrivait à un marché engageant sa responsabilité d'une façon absolue sans qu'il lui soit possible d'ergoter comme elle le fait actuellement.

Le coût est évalué à 96 040 francs, soit 40 000 de plus que le budget alloué pour la reconstruction. Néanmoins, devant l'urgence le préfet demande à la commission départementale de l'autoriser à traiter directement avec la maison Kessler et Gaillard. 

 

M. Edouard Corfmat confirme réserver en son magasin 50 000 kilos de ciment pour livraison au pont de Kermélo.

M. Lebert fait le point sur le chantier le 29 décembre 1916. La culée défectueuse est démolie et la grosse opération consiste maintenant à avoir une fondation solide. Il n'y a qu'une solution possible, c'est d'avoir recours à une fondation à l'air comprimé.
Il faut compter deux mois et demi pour le fonçage d'un caisson sur une profondeur de 13 mètres. Nous proposons d'une façon ferme de traiter directement avec la maison Gaillard & Kessler à qui nous donnerons l'ordre de prendre de suite en charge les 50 tonnes de ciment que nous avons fait réserver par M. Corfmat.

Le lendemain, l'agent voyer en chef s'adresse à la maison Hennebique. Prenez-vous entièrement à votre charge et quoi qu'il arrive la responsabilité de la conception et de l'exécution (des fondations en pieux) au moyen d'un prix à forfait unique ? Suivant votre réponse que je demande aussi nette que possible, monsieur le préfet prendra la décision pour la continuation immédiate des travaux.

Devant son refus de donner une réponse immédiate, M. Lebert répond sèchement : depuis plus de deux ans que l'accident est arrivé, depuis quatre mois où il est convenu que l'on va rétablir la partie démolie du pont, vous devez avoir une solution à proposer ou bien vous n'en aurez jamais.

Fin janvier 1917, monsieur Le Brun pour la maison Hennebique, adresse une lettre à l'agent voyer. Il ne partage pas du tout son avis. Nous ne redoutons pas les responsabilités et lorsqu'un projet sort de nos bureaux nous sommes certains de pouvoir le faire mener à bien, à moins que, comme c'est le cas ici, on ne fasse le contraire de toutes les règles de l'art. Et il conclut il y a, vous le voyez beaucoup de raisons pour que nous n'acceptions aucune des éventualités ou suggestions de vos lettres.

Le 3 février MM. Lebrun et Lebert sont reçus par le préfet. La maison Hennebique soutient que son projet est exécutable et rejette la fondation au moyen d'un caisson à air comprimé. L'entente ne pouvant se faire, le préfet informe Bonduelle-Martineau de sa décision : la résiliation du marché entre eux et le département pour l'ensemble du projet et le paiement de la partie des ouvrages encore utilisables.
Bonduelle-Martineau ne peuvent accepter une telle décision.

Le 3 mars a lieu à la préfecture une conférence à trois, réunissant la maison Hennebique représentée par M. Lebrun, M. Bonduelle-Martineau, et le préfet. Un projet de transaction est adopté sur les bases suivantes :
Hennebique et Bonduelle acceptent la résiliation de leur contrat avec le département moyennant le paiement des travaux pris en attachement par le service vicinal soit 78 600 francs. La différence avec ceux réellement effectués par Bonduelle est partagée entre Hennebique, Bonduelle-Martineau et le département.
Ainsi le département recouvre sa complète liberté d'action.
Cette solution résout par avance toutes les instances auxquelles le département était exposé et qu'il n'était pas certain, loin de là, de voir terminer à son avantage. Elle lui permet de terminer le pont dans les meilleures conditions.
Mais au final, le pont aura coûté deux fois plus cher que les prévisions initiales.

 

Fin des travaux

Le 31 mars 1917, monsieur Jammet pour le compte de Gaillard-Kessler adresse à l'ingénieur en chef deux bordereaux. L'un indique le taux normal et courant des salaires des ouvriers, l'autre les prix des matériaux nécessaires à l'exécution des travaux.
En raison de l'augmentation constante de ces prix, nous nous voyons dans l'obligation de demander à ce que toute augmentation pouvant survenir sur ces prix nous soit remboursée mensuellement au fur et à mesure de l'exécution des travaux.
Le marché préparé par l'ingénieur en chef est évalué à 90 000 francs.

Début août, monsieur Le Halpert, agent voyer cantonal, informe l'agent voyer en chef de l'évolution des travaux : Le caisson s'enfonce normalement en restant constamment horizontal.
Un mois plus tard, il fait un point détaillé sur la reconstruction du pont. Il reste à exécuter la culée en maçonnerie, la travée en béton armé reliant la pile à la nouvelle culée, les terrassements et l'empierrement de la chaussée.
Il pense qu'il pourra être livré à la circulation avant l'été 1918.

Le 30 janvier 1918, l'entreprise Nazat de Lorient écrit aux forges de Trignac (Loire-Inférieure) Veuillez m'expédier pour un service intéressant la Défense Nationale (construction d'un pont) 25 barres d'acier carré de 40 mm et 3 barres de 50 mm. Elle joint une attestation de l'agent voyer cantonal certifiant l'extrême urgence de cette commande pour sauvegarder les intérêts nombreux de toute la population de Lorient et d'une grande partie de celle de Plœmeur. Copie est remise en main propre à M. Nail, ministre de la justice et député de Lorient.

Les travaux ont pris du retard depuis le mois de décembre et les crédits alloués ne suffisent plus du fait de l'augmentation des prix de la main d'œuvre et des matières premières à cause de leur rareté. Le ciment est passé de 100 F la tonne il y a 18 mois à 206 F actuellement. Les ouvriers étaient payés de 4 à 6,50 F la journée suivant les spécialités et le sont maintenant de 6 à 9,50 F.
Il manque 85 000 F pour terminer les travaux. On pourrait continuer les travaux d'urgence en escomptant un vote favorable du conseil général lors de sa plus prochaine session.

Le 21 mai, le ministre de l'intérieur adresse aux préfets une circulaire leur demandant les quantités de chaux et de ciment qui leur paraissent nécessaires pour donner satisfaction aux divers services départementaux et communaux. Pour le pont de Kermélo, le préfet demande 10 tonnes par mois pendant 3 mois. Mais le directeur du Génie l'informe qu'il n'est pas possible de lui donner satisfaction.
1918 Ministere 3O2678Début juin, l'ingénieur en chef passe une nouvelle commande de 25 tonnes de ciment.
Il précise que le rétablissement du pont intéresse toute la circulation au sud de Lorient, notamment pour le champ de tir de l'infanterie et demande l'appui de monsieur Nail, ministre de la justice. A la fin du mois, le ministère de l'intérieur écrit au Garde des Sceaux que les deux commandes ont été transmises au service des ciments. La première vient d'être rappelée à ce service avec prière d'en assurer la prompte livraison.

Quelques jours plus tard, Gaillard & Kessler signalent à leur représentant local, qu'il leur est impossible de trouver les fers ronds dont il a besoin. Ils suggèrent de demander à l'administration de les lui fournir sur le contingent qui lui est attribué en forges.
Le directeur des constructions navales demande que des recherches soient faites en vue de lui donner satisfaction. Cette demande est officialisée par un courrier de l'ingénieur en chef au directeur des constructions navales. Pour la construction de la travée démolie du pont de Kermélo, le service vicinal est très embarrassé pour se procurer les fers nécessaires à la reconstruction des armatures secondaires.
S'il vous était possible de céder au service vicinal tout ou partie des barres nécessaires, vous nous rendriez un très grand service.

L'entreprise Vernery, chargée de faire les pierres de taille écrit le 8 juin au préfet. Vous pouvez être assurés que malgré les grandes difficultés que j'ai pour exécuter en ce moment un pareil travail, je vais faire le nécessaire pour en hâter l'achèvement.
Le 12, monsieur Le Halpert se rend à Pontivy pour voir la pierre et en rend compte.
J'ai examiné les gabarits des corbelets qui se trouvaient sur le chantier, tous sont conformes aux dessins. Un ouvrier a fait sonner la pierre devant moi, elle rend un son clair sous le marteau et montre bien qu'elle n'est pas gélive. Elle parait en tous points excellente.
M. Vernery m'a assuré que dans 15 jours tout serait prêt. Dans 8 jours, il écrira à M. Marcesche d'envoyer un bateau pour les prendre, si bien que dans 3 semaines toute la pierre pourra se trouver à Kermélo.

Le 6 juillet, une nouvelle lettre du ministère de l'intérieur au Garde des Sceaux l'informe que les deux commandes de ciment ont été autorisées, mais qu'en raison des difficultés actuelles de transport la livraison peut subir un retard important.

La commande de barres d'acier faite début juin aux constructions navales n'est toujours pas honorée. Finalement, le 9 août l'agent voyer en prend livraison à l'arsenal.

Le 17 août, le préfet intervient auprès du ministère de l'armement et des fabrications de guerre pour appuyer la commande passée, aux forges d'Hennebont, pour 850 kg de bandes de tôles indispensables à l'achèvement du pont.
Le 27 août 1918 les établissements Gaillard-Kessler signent une nouvelle soumission pour la construction du tablier en béton armé de la travée rive droite et l'achèvement des travaux, à la condition que tous les matériaux nécessaires soient à pied d'œuvre et qu'aucun arrêt ne sera apporté jusqu'à la fin des travaux.

Le 5 septembre, l'agent Le Halpert fait le point : Après avoir été ralentis pendant quelques mois les temps derniers pour défaut de matières premières, les travaux de reconstruction viennent de reprendre une nouvelle vigueur.
En ce moment les maçons travaillent à l'élévation de la culée construite l'an dernier et à la pose sur cette culée des corbelets en pierre de taille, nécessaires à lui donner la largeur de 5,80 m sous trottoirs que doit avoir l'ouvrage.
En résumé, nous pouvons dire que tous les travaux restant à exécuter peuvent être achevés dans un délai de trois ou quatre mois et le seront si, comme il y a lieu de le croire, l'arrivée du ciment ne nous retarde plus et si les intempéries de l'hiver ne nous obligent à suspendre quelque temps la fabrication du béton.

En réponse à une lettre anonyme se plaignant de l'arrêt des travaux, M. Lebert, ingénieur en chef et agent voyer en chef, écrit : Les travaux de Kermélo ont été poursuivis aussi activement que les approvisionnements l'ont permis, mais nous n'avons pas encore reçu le ciment nécessaire pour l'achèvement des travaux, bien que la commande soit du 6 juin 1918. L'hiver arrive et cela ne va pas faciliter les travaux, quand la pénurie de ciment a empêché de profiter du beau temps.

Au début de l'année 1919 la presse se fait l'écho de la violente tempête qui s'est abattue sur la région de Lorient après plus de 40 jours de pluie continue. Le baromètre est descendu jusqu'à 726 !
"Le Nouvelliste du Morbihan" soulève à nouveau le réel danger qu'occasionne chaque jour et surtout la nuit, le passage des piétons sur la frêle et branlante passerelle de trois planches, obligeant parfois à se déchausser quand elle est recouverte par la mer. 

Le jour même, une note préfectorale s'inquiète de cette situation : ne pourrait-on pas faire à cette passerelle les réparations les plus indispensables ? Des accidents sont à redouter. . .
Mais une fois de plus, l'administration répond que comme d'habitude le Nouvelliste exagère abondement et atteste les déclarations, mêmes grossies, qui lui sont faites.

M. Allias pense que le travail peut être achevé fin février et que l'ouvrage pourrait être livré aux piétons le 15 mars et aux véhicules le 15 avril.

 

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Reconstruction de la travée rive droite avec ci-dessus, au premier plan, la passerelle en bois réservée aux piétons.

 

Monsieur Lebert, ingénieur en chef des ponts et chaussées et agent voyer en chef a mené à bien la mission qui lui avait été confiée. Il est remplacé par monsieur Verrière.

Le pont est livré au passage des piétons le 15 avril 1919.

En juin, après avoir rappelé toutes les vicissitudes qui ont affecté la reconstruction du pont, le préfet demande au conseil général d'inscrire à son budget la somme de 135 000 F nécessaire à son complet achèvement.

Le 28 juin, en présence du préfet du Morbihan, du sous-préfet, des maires de Lorient de Plœmeur, de l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, de l'architecte municipal, des agents voyer cantonal et d'arrondissement, on procède aux épreuves de résistance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                1° Epreuves par poids mort.
L'ouvrage entier a été chargé de gueuses de fontes constituant un poids mort de 300 kg par m² de tablier, trottoirs compris, soit une charge totale de 68 tonnes. Les résultats sont consignés dans un tableau pour chaque travée.
                2° Epreuves par poids roulant
On disposait de deux files de véhicules à engager simultanément en sens contraire. La file aval comprenait 2 camions à 2 chevaux portant 6000 kg tare comprise, 1 rouleau compresseur de 11 tonnes, 1 auto camion de 6,3 tonnes, tare comprise.
La file amont comprenait 3 camions à 2 chevaux portant 6000 kg, 1 auto camion de 6000 kg.
Les trottoirs étaient restés couverts de 300 kg par m².
Les deux files se sont engagées à 15 h 15 sur l'ouvrage. Le convoi s'est arrêté en entier sur le pont, sauf un attelage côté amont qui n'a pas été engagé. Il est resté jusqu'à 16 h dans cette position, les deux travées couvertes sans qu'on puisse le faire circuler. Ce qui représentait une charge de 69,3 t. Le dégagement a eu lieu véhicule par véhicule.
Les indications des appareils laissent apparaître des résultats très satisfaisants.

Désormais les véhicules autos et hippomobiles franchissent le pont gratuitement.

Depuis le 14 décembre 1906, date de la présentation du premier projet de construction d'un pont fixe en remplacement du vieux pont suspendu, il aura fallu attendre 13 ans pour qu'un nouvel ouvrage soit réalisé. Son coût initialement prévu de 124 200 F, aura finalement été 3 fois plus élevé : 373 303 F. Il a été financé par :
                                                                                      Le département pour      315 043 F
                                                                                      Lorient pour                      37 453 F
                                                                                      Plœmeur pour                  20 807 F

Le 24 septembre 1919 l'agent voyer procède à la réception définitive des travaux de fondation à l'air comprimé exécutés par les établissements Gaillard-Kessler.

Un an plus tard, le 15 octobre 1920 il est procédé à la réception définitive de la réfection des travaux de construction de la culée rive droite et de l'achèvement des terrassements sur une longueur de 347,95 m.